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Page:Sue - Les misères des enfants trouvés IV (1850).djvu/279

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— C’est vrai, — dit Martin avec accablement.

— Et plus tard, reconnaissant l’impossibilité matérielle de vivre, — reprit Bamboche, — mais reculant devant le suicide, n’as-tu pas attendu la mort dans une cave ?… Eh bien ! moi qui ai vu mon père mourir sans secours, au fond des bois, et déchiqueté par les corbeaux ; moi qui, au lieu d’avoir eu Claude Gérard pour Mentor, ai joui des conseils paternels du cul-de-jatte et de la Levrasse, moi qui ai été achevé par une éducation de prison, moi qui enfin ai été élevé en loup… en loup j’ai vécu… en loup je meurs, en mordant les barreaux de ma cage… Je ne mérite ni ne demande intérêt ou pitié : comme j’ai commencé… je finis… on me coupe le cou… on fait bien, on le peut… Dans mon enfance, la société m’a traité en chien perdu… quand j’ai eu des crocs, je l’ai traitée en chien enragé… c’était fatal… voilà tout.

En prononçant ces dernières paroles, le rire de Bamboche était contracté, presque douloureux.

Était-ce douleur morale, douleur physique ? Martin ne put le deviner ; il remarqua seulement que la pâleur de Bamboche semblait augmenter encore.

— Il ne faut pas oublier, vois-tu, mon pauvre Martin, — reprit Basquine, toujours impassible, — que Bamboche et moi nous avons été viciés, corrompus dès l’enfance, et plus tard… abandonnés à tous les hasards du vice et de la misère !

— Et pourtant, — reprit Martin avec amertume, — vous deux aussi… vous auriez pu être sauvés… j’en atteste… les jours que nous avons passés… dans notre île… vous en souvenez-vous encore ?… Qui aurait dit, mon Dieu !… lorsque par ces belles nuits d’été, nous écoutions tous deux la voix inspirée de Basquine, en appelant de tous nos vœux une vie honnête, laborieuse… qu’un jour… tous trois… nous nous retrouverions… hélas ! au sinistre rendez-vous d’aujourd’hui !

Et Martin ne put retenir ses larmes.

À ce moment, Bamboche, dont la pâleur avait paru redoubler depuis quelques instants, s’interrompit. Sa figure farouche se contracta de nouveau ; il éprouvait une pénible oppression.

— Qu’as-tu ?… — lui dit vivement Martin.

— Rien… — reprit le brigand en échangeant de nouveau un singulier regard avec Basquine. — Je suis de fer… tu sais, — ajouta-t-il en s’adressant à Martin et lui tendant la main ; — mais toi seul…