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Page:Sue - Les misères des enfants trouvés IV (1850).djvu/281

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verains… comment oses-tu parler de haine, de désespérance, lorsque tu ne devrais respirer qu’amour, mansuétude et reconnaissance ?

Basquine, avait écouté Martin avec un calme sardonique, échangeant parfois un regard avec Bamboche, qui, pour cacher peut-être ses douleurs, s’étant accoudé sur la table, appuyant sur ses deux mains son large front, que parfois perlaient çà et là les gouttes d’une sueur froide…

Basquine dit en souriant à Martin :

— Ainsi… je te parais un monstre d’ingratitude envers ma brillante destinée ?

— Non… — reprit Martin avec une douloureuse amertume, — tu dois être si horriblement malheureuse… que je n’ai plus le courage de te blâmer…

— Malheureuse… oui… — dit Basquine de sa voix nette et tranchante, — oui, je suis malheureuse, autant et plus que je ne l’ai jamais été autrefois…

Martin n’ayant pu retenir un geste d’indignation pénible, la jeune fille reprit :

— Ainsi… tu crois, toi, qu’il suffit de quelques bouquets, d’un peu d’or, d’un peu de génie, d’un peu de renommée, qu’il suffit… de beaucoup de tout cela, même, si tu veux… pour purifier tout à coup une âme et un corps qui, pendant seize ans, ont traîné… dans toutes les fanges de la misère et du vice ?

Martin regarda Basquine avec effroi… il ne trouva pas un mot à répondre ; … elle continua.

— Ainsi… parce que la foule m’aura crié bravo… parce que quelques grandes dames, quelques reines… m’auront dit : ma chère amie… vous êtes sublime ! parce que tous les hommes que j’ai connus, des plus obscurs jusqu’aux rois… m’auront dit ou écrit en résumé ceci : vous êtes belle, adorable… inimitable… voulez-vous que je sois votre amant ? tu crois que cela m’a empêchée d’avoir été prostituée à huit ans… et deux ans plus tard, d’avoir été le jouet… la victime, et pis que cela (puisque je ne me suis pas enfuie, ni tuée), la complice des monstrueuses dépravations du duc de Castleby ?…

Martin, de plus en plus épouvanté, commençait d’entrevoir une partie de l’affreuse vérité… qu’il avait plus d’une fois pressentie ; mais cette vérité lui semblait si désespérante, qu’il s’était toujours efforcé d’en détourner sa pensée.