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Page:Sue - Les misères des enfants trouvés I (1850).djvu/111

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ou d’un champ… Eh bien !… tout intelligent et brave chien qu’il était, il est mort ici, entre mes genoux, aveugle, édenté… et presque estropié par un loup qu’il avait étranglé… Capitaine, moi ou Sauvageon, c’est la même chose ; va ! les méchans disent : Ils ne crèveront donc pas… ces vole-pain, ces sert-à-rien ; les bons disent : Pauvre Sauvageon ! pauvre père Jacques !… pauvre Capitaine ! Dans leur temps, quel bœuf !… quel laboureur !… quel chien ! Aujourd’hui les voilà tous trois sur la paille, estropiés par leur devoir, et bons à rien, qu’à crever le plus tôt possible.

Des larmes roulèrent dans les yeux de Bruyère, jamais le vieillard ne s’était plaint de son sort avec autant d’amertume.

— Père Jacques, — dit-elle d’une voix émue, en se penchant vers le vieillard, — vous ne me reconnaissez donc pas ? c’est moi, Bruyère, qui vous aime bien… Tout à l’heure encore, vous m’appeliez, m’a-t-on dit… que me vouliez-vous ? Parlez… votre fille vous obéira…

À ces mots de Bruyère, un éclair de mémoire et de raison brilla dans les yeux du vieillard, il passa la main sur son front, et répondit d’une voix faible :

— Oui… c’est vrai… tout le jour, petite, je t’ai appelée… Pourquoi donc ?… Je ne sais plus… Peut-être pour te parler du rêve qui m’est venu… Mais pourquoi si tard ? — ajouta le vieillard en se parlant à lui-même : — Pourquoi si tard est-il venu, ce rêve ?

— Quel rêve, père Jacques ?

— Un rêve… comme déjà… je crois, j’en ai fait deux… il y a longtemps… longtemps… — dit le vieillard en tâchant de rassembler ses souvenirs, — une fois… après ce rêve… j’ai voulu voir monsieur le comte… Oui, je ne me trompe pas, c’était monsieur le comte… il n’est pas venu… il a eu tort… Pourquoi ?… je ne sais plus… mais le braconnier est venu à sa place… Et puis… après l’autre rêve… l’autre rêve… je ne sais plus…

— Vous m’appeliez, père Jacques, pour me parler de votre rêve ? — dit doucement Bruyère, afin de ne pas contrarier le vieillard. — Eh bien ! contez-le-moi, je vous écoute ; mais ensuite il faudra manger ces mûres que vous aimez et qui sont saines pour vous.

Le vieillard portait de nouveau les mains à son front, qu’il pressait convulsivement comme sil eût voulu arrêter la raison et la mémoire qu’il sentait prêtes à lui échapper ; il reprit d’une voix précipitée :