Page:Sue - Les misères des enfants trouvés I (1850).djvu/164

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comte Duriveau. Chaque personne ayant derrière soi un laquais, le service se faisait avec un ordre et une célérité remarquables. Il est inutile de dire que les vins les plus choisis, les mets les plus excellents circulaient en profusion, et que le miroitement de l’argenterie, le parfum des fleurs, le reflet prismatique des cristaux étincelant de tous les feux des bougies, donnaient un nouveau charme à ces jouissances gastronomiques.

Le comte Duriveau, placé au milieu de la table, avait à sa droite la femme du plus influent électeur, et en face de lui Scipion, accosté de l’heureuse Chalumeau et de Mme l’électrice, dont le mari avouait naïvement (et il n’était pas le seul) qu’il préférait à son mandataire présent (M. de la Levrasse), homme avare et peu serviable, le député futur qu’il voyait dans le comte Duriveau, cet archimillionnaire si obligeant, et dont la table était si merveilleusement servie.

Un seul homme contemplait ce luxe princier avec une tristesse amère et cachée : ç’était Martin. À l’aspect de ces fabuleuses somptuosités, de cet exorbitant superflu, il songeait à l’affreuse misère des gens de ce pays, décimés par la fatigue, par la maladie, par le besoin. Horrible détresse que le comte Duriveau, possesseur de presque toute la contrée, aurait pu si facilement, et sans presque rien retrancher à ses jouissances, changer en bien-être, en aisance… Car richesse oblige, — pensait Marin ; — et il faut savoir se faire pardonner son luxe

Mais aucun de ces secrets sentiments ne se trahissait sur sa figure impassible, aucun autre des gens de la maison ne se montrait plus que lui intelligent et empressé dans le service des convives.

Scipion (le frère de Martin), malgré ses prétentions à une faim d’ogre, mangeait peu, et ce peu, il l’assaisonnait d’épices à brûler le palais ; depuis longtemps son goût s’était dépravé ; mais il buvait comme une outre, et cela impunément. De tous les vins le plus capiteux, le Porto, ne l’enivrait plus. Quand il ne buvait pas, il faisait boire du vin de Champagne à Mme Chalumeau, et lui adressait effrontément, à demi-voix, les déclarations les plus graveleuses et les plus risquées. La pauvre Chalumeau, craignant de passer pour une bégueule provinciale aux beaux yeux d’un si joli lion, commença par minauder en écoutant ces impertinences libertines ; puis la charmante figure de Scipion, l’excitation de la bonne chère et le vin de Champagne aidant, la jeune femme finit par sourire ; puis peu à peu ses yeux s’allumèrent, son oreille passa de l’écarlate au cramoisi, elle