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Page:Sue - Les misères des enfants trouvés I (1850).djvu/170

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En un mot, lorsque le vicomte sortit de table, il sentit, avec un triomphe moqueur, l’imprudente Chalumeau serrer énergiquement son bras contre le sien, et il s’aperçut que les yeux noirs de sa victime, ordinairement vifs et brillants, étaient tout voilés de trouble et de langueur amoureuse.

— Ah çà ! maintenant, lui dit tout bas le vicomte, — mon père et ces Messieurs vont parler politique en prenant leur café dans le jardin d’hiver. Toutes ces femmes-là me font horreur tant elles me paraissent laides ou sottes… et c’est votre faute. Pourquoi êtes-vous spirituelle et jolie ?… Laissons-les donc… et allons voir la volière… c’est ravissant…

— Oh ! bien non, Monsieur le vicomte… oh ! pour ça… non !

— Que vous êtes méchante !… Vous me demanderiez cela… ou même quelque chose… de compromettant… de venir dans ma chambre, par exemple, eh bien ! moi, je vous l’accorderais tout de suite ! Vous le voyez… vous ne m’aimez pas… comme je vous aime… — dit Scipion avec une mélancolique amertume.

— Mais… songez donc… si l’on nous voyait…

— Soyez tranquille… la volière est au fond d’une serre chaude qui donne dans le jardin d’hiver… Rien de plus de simple que d’y aller… Seulement, nous y serons un peu plus seuls… et la solitude avec vous… ça doit être le bonheur…

À cette délicatesse, la trop sensible Chalumeau baissa les yeux, palpita tumultueusement sous ses brandebourgs, et Scipion, qui ne pouvait être vu d’elle, lui fit, en manière de moquerie, une mine insolente et railleuse.

Pendant ce rapide entretien, Scipion et sa voisine de table avaient, ainsi que les autres convives, traversé un billard, dont les trois portes vitrées s’ouvraient dans une immense serre tempérée formant un jardin d’hiver, alors éclairé par des lampes de bois rustiques, chargées de bougies, et remplies de plantes retombantes, telles que géraniums à feuilles de lierre, verveines, cactus et ficoïdes de toutes sortes. Les allées tournantes, pavées en mosaïque de couleurs variées, circulaient autour d’énormes massifs de camélias, de rhododendrons, de magnolias, de mimosas, de bruyères, d’éricas, etc., etc. Au fond du jardin, on voyait une grotte de rocaille, dont les pierres moussues disparaissaient presque sous un extricable réseau de passiflores, de glicynées, de bignonias, etc.

L’une des portes de ce jardin, faisant face à celle du billard,