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Page:Sue - Les misères des enfants trouvés I (1850).djvu/192

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ses lèvres son cigare non allumé, il est vrai, ses deux mains plongées dans les goussets de son pantalon, se dandinant tour à tour sur une jambe et sur l’autre ; sa charmante figure était plus pâle encore que d’habitude, et les paupières de ses grands yeux bruns s’injectaient légèrement, car, tout en mettant à mal la vertu de Mme Chalumeau, il avait prodigieusement bu de vin de Porto ; mais le vicomte n’était nullement ivre, comme on aurait pu s’y attendre ; le vin depuis longtemps ne l’enivrait plus, il possédait parfaitement sa raison, il avait toute sa tête, il était seulement ce qu’en argot d’orgie on appelle plein ; chez lui cette plénitude se manifestait d’ordinaire en redoublant encore son dédaigneux sang-froid, son flegme impertinent. Aussi, en attendant que son père prit la parole, il alluma tranquillement son cigare à l’une des bougies du candélabre placé sur la cheminée.

M. Duriveau lui arracha son cigare des mains, et le jeta au feu en disant :

— On ne fume pas chez moi, Monsieur.

— Ah bah ! — reprit Scipion en regardant son père avec ébahissement, — et depuis quand ne fume-t-on plus ici ?

— Depuis que je suis résolu de prendre ma place, Monsieur, et de vous mettre à la vôtre, — dit le comte Duriveau d’une voix dure et tranchante.

— Oh ! oh !… — repartit froidement Scipion, habitué à tourner en railleries les rares accès de sévérité de son père, — il paraîtrait que nous allons jouer un peu de Poquelin… je suis Clitandre ou Damis… et voici que tu prends le rôle du bonhomme Orgon ou du bonhomme Géronte. Ce sera-t-il long ? feras-tu mourir ton coquin de fils sous le bâton ? Où donc est Scapin pour me dire : Seigneur Damis, au diable votre père ! peste soit du fâcheux vieillard | Quand ce maudit barbon nous fera-t-il donc ses héritiers ?

Il est impossible d’exprimer avec quel aplomb impertinent ce persiflage fut débité par Scipion.

Quoiqu’il s’attendit à ces sarcasmes, dont il s’était amusé longtemps, et qu’il se fût promis d’être calme, le comte, cédant à un involontaire emportement, s’écria, en faisant un pas vers son fils d’un air menaçant :

— Insolent…

— Bon ! voici la scène du bâton ; je m’y attendais, — dit Scipion avec un redoublement d’audace ; — or, çà, vite… un bâton… vite un bâton au seigneur Géronte !