Aller au contenu

Page:Sue - Les misères des enfants trouvés I (1850).djvu/206

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mouvement d’indignation contre lui-même, — le comte ajouta, — Eh ! après tout, je suis bien bon de discuter avec vous ? Est-ce que ça se discute ? Mais vous ne savez donc pas qu’oser vous enorgueillir devant moi de votre odieux amour, qu’oser ériger une horrible créature en arbitre de ma destinée et de celle d’un ange de candeur indignement séduite… vous ne savez donc pas qu’oser cela à vingt ans, c’est mériter, non plus l’indignation paternelle…

— Mais celle du Père-Éternel… les foudres de Jupin probablement ? — dit Scipion en ricanant.

— Non, c’est mériter la prison…

— La prison ?…

— Oui, — s’écria le comte exaspéré, — oui, si vous m’y contraignez, vous saurez, mordieu ! ce que c’est qu’une maison de correction, car vous ne serez majeur que dans dix mois !… oui, une maison de correction ! entendez-vous, avec la rude discipline de la prison, vous qui raillez mon autorité ; avec le pain de la prison, vous que la bonne chère a blasé ; avec l’habit de la prison, vous que le luxe a blasé ! La transition est brusque et vous étonne… j’y comptais.

— Brusque ? la transition ? mais non, pas trop, — dit Scipion en reprenant son sang-froid un moment ébranlé ; — de la haute comédie, nous passons au drame, et du drame à la maison de correction, c’est un peu Gazette des Tribunaux… voilà tout.

— Oui… et je veillerai ferme à ce que votre nom ne figure pas un jour dans ce journal… quoique ce nom ait été celui d’un misérable aubergiste, — dit le comte avec amertume. — Si ridicule que vous semble ce nom, il ne sera pas, du moins, entaché d’infamie. Ah ! vous croyez qu’il ne s’agit que de se donner la peine de naître, pour abuser de toutes les jouissances de l’opulence, et être conduit par cet abus au blasement de tout, à la plus hideuse dépravation !

— Je déclare ce reproche absurde, — dit Scipion imperturbable en faisant tourbillonner la fumée de son cigare, — vous n’avez eu, comme moi, que la peine de naître pour être riche et jouir du labeur hasardeux de grand-papa Du-riz-de-veau, abominable usurier, de plus, fripon du temps du directoire… c’est tout dire.

— Vous m’effrayez trop pour que j’aie souci de vos insolences, — s’écria le comte. — Ah ! vous parlez de conditions ? Voici les miennes : Vous ne reverrez jamais l’horrible femme dont vous avez prononcé le nom. Vous réparerez une séduction indigne, en épousant Mlle Wilson.