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Page:Sue - Les misères des enfants trouvés I (1850).djvu/215

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— Hi, hi, hi ! ça nous amuse, nous, de voir les maîtres embêtés.

— Est-ce qu’il ne faut pas toujours un maître ? — demanda la Robin outrée.

— Justement, — poursuivit le loustic de ferme, — c’est pour ça que c’est toujours farce de les voir embêtés… les maîtres… puisqu’il en faut… et qu’ils viennent nous chercher à la louée, où nous sommes parqués comme des veaux !

Et les rires de recommencer.

À défaut de raisons meilleures, la Robin, courroucée, donna aux rieurs de grands coups de sabot dans les jambes, en s’écriant :

— Vous n’êtes pas non plus autre chose que des grands veaux !

Les coups de sabot que la Robin prodiguait à ses adversaires en manière d’argument firent plus d’effet que les plus beaux raisonnements, et le jovial charretier, tout en se frottant les jambes, répondit, comme s’il se fût agi d’une simple objection :

— Voilà ton idée, la Robin ? À la bonne heure… mais je peux bien avoir la mienne… d’idée.

— Non, sans-cœur, tu ne dois pas rire quand ce pauvre maître Chervin est dans la peine.

— Moi, je ris parce que c’est un maître, oui, parce qu’un chat est un chat, comme un chien est un chien.

— Quel chat ? quel chien ? — dit la Robin, impatientée.

— Eh bien ! un maître est un maître… et un valet est un valet, vois-tu, la Robin ? — reprit le loustic, — c’est comme chien et chat, ça vit sous le même toit, ça mange à la même écuelle, mais ils auront toujours un chacun leur acabit, il n’y a rien qui les concorde.

 

À travers l’épaisse ignorance et l’abrutissement dans lesquels, ainsi que des milliers de ses frères, ce malheureux était condamné à vivre, son instinct entrevoyait cette triste vérité qui, si elle ne les justifie pas, explique quelquefois l’indifférence, la défiance, même l’aversion avec laquelle le travailleur agricole regarde généralement le maître qui l’emploie. Car, ainsi que le disait le loustic dans sa naïveté, rien ne concorde le maître et le laboureur, entre eux aucune communion, aucune fraternelle solidarité, aucun lien d’association ; en un mot, rien n’intéresse le travailleur au bon ou au mauvais succès de la culture de son maître ; que la récolte soit abondante ou nulle… pour le laboureur, c’est tout un, le métayer n’augmente ni ne di-