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Page:Sue - Les misères des enfants trouvés I (1850).djvu/272

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voix de plus en plus éclatante, pour charmer les loisirs du chemin, ces mêmes paroles, que je n’oublierai de ma vie :

La belle Bourbonnaise
A, ne vous en déplaise,
Le cœur chaud comme braise.

Puis, en manière de refrain, le colporteur poussait un éclat de rire aigu en répétant :

Ha, ha, ha, ha, ha.

Ce disant, il grimaçait, en manière de répétition sans doute, toutes sortes de façons de rires grotesques et hideuses, avec de telles contorsions, que pas un des muscles de son visage ne restait en repos ; tantôt il levait si violemment les yeux au ciel, que sa prunelle disparaissait absolument sous ses paupières, tantôt celles-ci se contractaient, et leur rebord apparaissait rouge et sanglant ; tantôt enfin sa bouche, s’ouvrant énorme, semblait se fendre jusqu’aux oreilles.

L’accès, ou plutôt la convulsion de gaieté solitaire de cet homme, ses éclats de rire étranges, au lieu de diminuer mon effroi, le comblèrent. Tout à coup la Levrasse interrompit ses grimaces et ses chants : il venait de m’apercevoir ; il s’arrêta devant moi, son âne l’imita.

Saisi de terreur, j’eus encore la force de me dresser sur mes genoux, de joindre les mains, et, sans savoir presque ce que je disais, de crier :

— Grâce !

Puis, je retombai accroupi, replié sur moi-même, tremblant de tous mes membres.

À ma vue, le colporteur cessa ses grimaces, me regarda d’un air surpris en se rapprochant de plus en plus de moi, tandis que son âne noir, s’arrêtant en même temps que lui, allongeant sa grosse tête auprès de la mienne, me flairait avec inquiétude.

— Que fais-tu là ? si loin de chez ton maître ? — me dit la Levrasse.

Je n’osai pas répondre.

— Est-ce que Limousin est par ici ?

Même silence de ma part.

— Répondras-tu ! — s’écria le colporteur d’une voix courroucée en se baissant vers moi, et me secouant par le bras.