Page:Sue - Les misères des enfants trouvés I (1850).djvu/315

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avec Bamboche ; je l’écoutais parler de Basquine avec une ardeur, avec une sincérité de passion qui, maintenant, en y réfléchissant, me semble extraordinaire pour un enfant de son âge ; tantôt il fondait en larmes en songeant au sort cruel qui attendait cette pauvre enfant, car il se rappelait la triste vie et la triste fin de la première Basquine ; tantôt il bondissait de joie en pensant que, dans peu de jours, la fille du charron serait notre compagne ; tantôt enfin il éclatait en menaces furieuses contre la Levrasse et la mère Major, à la seule pensée que cette Basquine serait battue comme nous.

À force d’entendre mon compagnon parler de notre future compagne avec une admiration si passionnée, j’en étais venu, autant par affection pour Bamboche que par un sentiment de curiosité vivement excité, à désirer aussi très-impatiemment l’arrivée de Basquine.

Soit que la mère Major ne me jugeât pas digne de succéder dans ses affections à l’infidèle Bamboche, soit qu’elle dissimulât ses projets de crainte de m’épouvanter (et elle ne se fût pas trompée), elle ne me disait pas un mot d’amour, et se montrait envers moi d’une sévérité extrême.

Malgré ses favorables pronostics qui m’avaient prédit qu’avant un mois je ferais d’une manière très-satislaisante le saut du lapin et autres exercices, ma constitution, plus encore que ma volonté, s’était d’abord montrée rebelle aux leçons de mon institutrice.

Mon premier état de manœuvre m’avait accoutumé de marcher le dos courbé, sous le poids d’une auge trop pesante pour mes forces, tandis que la mère Major me demandait, au contraire, non-seulement d’effacer mes épaules, mais encore de me renverser souvent le corps en arrière. Mon premier progrès fut de marcher droit au lieu de marcher voûté selon mon habitude ; ma taille, qui eût dévié sans doute, fut ainsi forcément redressée ; c’est à peu près là que se doit borner ma reconnaissance envers la mère Major.

Elle m’infligeait quotidiennement une sorte de torture, en procédant à ce qu’elle appelait, dans l’argot de son métier, mon désossement. Voici comment elle procédait à ces notions élémentaires et indispensables de mon art.

Chaque matin, elle m’attachait alternativement, à chaque poignet, un poids de trois ou quatre livres, puis elle m’obligeait, sous peine d’une rude correction, de décrire avec mon bras et parallèlement à mon corps, un mouvement de rotation, d’abord assez lent, puis de plus en plus rapide, et dont l’épaule était, pour ainsi dire, le point pivotal.