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Page:Sue - Les misères des enfants trouvés I (1850).djvu/318

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avec une sollicitude fraternelle, puis, me regardant tristement, il me dit d’une voix émue :

— Heureusement, c’est la dernière fois que tu seras battu !

— La dernière fois ? — lui dis-je tout étonné.

— Demain, tu ne seras plus ici, — me répondit-il après un moment de silence.

— Je ne serai plus ici ? — m’écriai-je.

— Écoute : hier, j’ai entendu la Levrasse parler avec la mère Major ; demain, l’homme-poisson arrive ; je connais le voiturier qui l’amènera : c’est un brave homme ; j’ai pris une grande corde dans le grenier, j’y ai fait des nœuds, je l’ai bien cachée : il y a une lucarne qui donne sur les champs, tu pourras y passer, puisque moi, qui suis plus grand que toi, j’ai essayé et que j’y passe…

— Moi y passer ? et pourquoi ?

— Attends donc… j’attacherai la corde d’avance, j’ai pris un pieu exprès ; sitôt que la voiture qui aura amené l’homme-poisson sortira d’ici, tu fileras par la lucarne ; tu prieras le voiturier de t’emmener avec lui et de te cacher jusqu’à ce que tu sois à trois ou quatre lieues d’ici, Une fois hors des pattes de la Levrasse, tu trouveras bien quelque part des maçons à servir, ou bien tu demanderas l’aumône en attendant.

À cette proposition mon cœur se brisa… j’interrompis Bamboche par mes larmes.

— Qu’est-ce que tu as ? me demanda-t-il brusquement.

— Tu ne m’aimes pas, — lui dis-je tristement.

— Moi ! — s’écria-t-il d’un ton de reproche courroucé… — moi ! et je tâche de te faire sauver d’ici… Voilà quinze jours que j’y pense. Je ne te parlais de rien pour ne pas te donner de fausse joie ! et voilà comme tu me reçois !

— Oui, — repris-je avec amertume, — ça t’est bien égal que je m’en aille… tu ne tiens pas à moi…

À ces mots, Bamboche tomba sur moi à grands coups de poing.

Bien qu’habitué aux singulières façons de mon ami, cette brusque attaque, dont je ne comprenais pas alors la signification, m’irrita beaucoup. À mon attendrissement succéda la colère, et je rendis à mon compagnon coup pour coup.

— Et moi qui me prive de toi !… moi qui ai manqué de me casser les reins, en essayant la corde pour voir si elle était assez longue ! — s’écria Bamboche furieux de mon ingratitude, — tiens…