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Page:Sue - Les misères des enfants trouvés I (1850).djvu/332

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ceei résultait le plus singulier regard du monde. Le bout du long nez de Léonidas, au lieu d’être perpendiculaire à sa racine, empiétait considérablement sur la joue gauche, grave incorrection qui faisait paraître la bouche ridicule, quoiqu’elle fût à peu près à sa place et largement dessinée par deux lèvres épaisses, au-dessous desquelles le menton fuyait brusquement ; le crâne était vaste, la chevelure rare, d’un châtain fade et sans reflets ; quelques petits bouquets de barbe de même nuance pointaient depuis plusieurs jours à travers une peau blafarde cruellement sillonnée par les marques de la petite vérole.

Cette figure, d’une laideur surtout ridicule, était empreinte de tant de bonhomie et de timidité, qu’au lieu d’avoir envie de rire à la vue de notre nouveau commensal, je le regardai avec une sorte d’intérêt.

Ego et animal sum et homo, non tamen duos esse nos dices. (Je suis en même temps animal et homme, sans qu’on puisse dire que je suis deux.)

Telle fut la citation latine dont l’homme-poisson, Léonidas Requin, nous salua en sortant de sa prétendue piscine.

Il est inutile de dire qu’à cette époque de ma vie, je ne distinguai pas même les mots prononcés par Léonidas ; j’entendis seulement des sons incompréhensibles pour moi ; mais ayant plus tard, dans le courant de mon aventureuse carrière, rencontré çà et là Léonidas Requin, subissant toujours des conditions non moins diverses qu’étranges, nous nous sommes si souvent rappelé notre première entrevue chez la Levrasse, que j’ai su alors ce que signifiait cette citation empruntée à Sénèque, l’auteur favori de l’homme-poisson, qui devait pratiquer plus que personne la stoïque philosophie de son maître.

Je trouve parmi quelques papiers un fragment de lettre que Léonidas Requin m’écrivait, quinze années plus tard. Malgré l’infime position où je me trouvais alors, j’avais espéré pouvoir assurer à mon ancien compagnon une position plus heureuse et plus convenable.

Dans cette lettre, destinée à être communiquée à un tiers, Léonidas abordait avec la plus naïve franchise les causes qui l’avaient conduit à accepter et à jouer son rôle d’homme-poisson.

Voici ce fragment, il fera connaître et peut-être aimer ce nouveau personnage, que l’on rencontrera plus d’une fois dans le cours de ce récit.