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Page:Sue - Les misères des enfants trouvés I (1850).djvu/34

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encore l’eau-de-vie poivrée, l’eau-de-vie du cabaret du coin. Il s’était tellement habitué à la société grossière, dépravée, des filles qui l’avaient initié à l’amour, et dont il avait fait ses maîtresses… que, pour lui, la préférée était celle qui buvait le plus, qui fumait le plus, qui jurait le plus, et qu’il pouvait surtout mépriser le plus. Elle lui rendait ses outrages et ses mépris en argot des halles, qu’il partait aussi à l’occasion fort couramment, et de tout ceci il se divertissait fort, mais toujours avec un sérieux glacial, avec un flegme insolent : les gens blasés ne rient jamais. Quant à ses sens, des excès prématurés, l’énervante action du vin et des spiritueux, les avaient à peu près tués. Il restait au vicomte Scipion les fiévreuses émotions du lansquenet, des paris de course, ou de certains amours terribles, dont on parlera plus tard… Cet adolescent n’avait pas encore vingt et un ans.

Cependant, quoique fatigués, flétris et malgré leur expression impertinente et ennuyée (le vicomte Scipion avait la prétention de n’être plus assez jeune et d’être trop blasé pour s’amuser de la chasse), ses traits étaient encore charmants ; on ne pouvait voir une taille plus fine, plus élégante que la sienne, un ensemble plus séduisant ; telle était du moins la secrète pensée de la fille de Mme Wilson, Mlle Raphaële.

Mme Melcy Wilson (d’origine française, mais veuve de M. Stephen Wilson, banquier américain) et Mlle Raphaële Wilson, chaperonnées par M. Alcide Dumolard (momentanément absent), frère de l’une et oncle de l’autre de ces deux femmes, suivaient, nous l’avons dit, la chasse en compagnie de M. le comte Duriveau et de son fils.

Si l’on n’avait pas si souvent abusé de la comparaison mythologique de Junon et d’Hébé, nous l’appliquerions à Mme Wilson et à sa fille ; non que Mme Wilson eût dans les traits ou dans la tournure quelque chose qui rappelât le moins du monde la sévère majesté de la reine de l’Olympe ; rien n’était, au contraire, plus piquant, nous dirions même plus mutin que la jolie figure de Mme Wilson, quoique cette femme séduisante, aux yeux bleus d’azur, aux cheveux noirs et à la peau de satin, atteignit alors sa trente-deuxième année. En parlant de Junon et d’Hébé, nous voudrions seulement peindre la différence qui existe entre la beauté dans l’épanouissement de sa maturité et la beauté dans sa première et plus tendre fleur ; car Raphaële, la fille de Mme Wilson (celle-ci s’était mariée fort jeune), avait au plus seize ans.