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Page:Sue - Les misères des enfants trouvés I (1850).djvu/36

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montrèrent pas moins résolus que Mme Wilson et que sa fille ; tous deux, à peu de distance l’un de l’autre, franchirent l’arbre renversé : le père, avec l’ardeur impétueuse de son caractère ; le fils, avec une sorte de nonchalance dédaigneuse qui n’était pas sans grâce, car il montait parfaitement à cheval. Il poussa même la crânerie jusqu’à choisir le moment rapide où sa monture, qu’il guidait de la main gauche, s’enlevait par-dessus le formidable obstacle, pour retirer de sa main droite le cigare qu’il avait aux lèvres, et faire indolemment tourbillonner en l’air un jet de fumée bleuâtre.

Cette bravade, si elle eût été provoquée par la présence de deux femmes charmantes, et accomplie avec la folle pétulance de la jeunesse, aurait eu ce charme inséparable de tout ce qui est brillant, soudain, amoureux et hardi ; mais, en sa qualité d’homme blasé, Scipion mettait son orgueil à montrer en tout, partout, et sur tout, du sang-froid et du dédain ; aussi ses traits demeurèrent impassibles, pendant que Mme Wilson, et surtout sa fille, le félicitaient d’une si valeureuse présence d’esprit.

Le comte, choqué de l’attitude de son fils, choisissant un moment où il ne pouvait être ni vu ni entendu de Mme Wilson et de sa fille, dit tout bas à Scipion avec un accent en apparence cordial et familier, mais qui cachait un vif mécontentement à peine contenu par la présence des deux femmes, et par son habituelle tolérance de jeune père :

— À quoi songes-tu, Scipion ? tu n’es pas même poli avec mademoiselle Wilson, et pourtant…

— Ah çà ! mais sais-tu que tu fais là un drôle de métier ? — répondit Scipion en interrompant son père et en allumant un second cigare ; — il est vrai que c’est pour le bon motif… mais c’est cela même qui te rend impardonnable, à malheureux auteur de mes jours que tu es !…

Et Scipion jeta insoucieusement son bout de cigare éteint.

Si accoutumé qu’il fût à ce froid persiflage malheureusement encouragé par lui, M. Duriveau ne put, en ce moment et pour de graves raisons, contenir la colère que lui causait cette réponse ; il dit à son fils toujours à voix basse, mais d’un ton ferme et bref :

— Trêve de plaisanteries, je vous parle très-sérieusement : votre conduite est inouïe, ce soir nous causerons et…

— Dites donc, madame Wilson, — s’écria le vicomte sans quitter son cigare et en interrompant de nouveau son père :