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Page:Taine - Les Origines de la France contemporaine, t. 9, 1904.djvu/100

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LE RÉGIME MODERNE


« sors ; si j’ai besoin de 500 000 hommes, elle me les donne. » Que nul ne s’interpose entre elle et lui ; que Joseph, à propos du couronnement, ne revendique pas sa place, même secondaire et future, dans le nouvel empire ; qu’il n’allègue pas ses droits de frère[1]. « C’est me blesser dans mon endroit sensible. » Il l’a fait ; « rien ne peut effacer cela de mon souvenir. C’est comme s’il eût dit à un amant passionné qu’il a b… sa maîtresse, ou seulement qu’il espère réussir près d’elle. Ma maîtresse, c’est le pouvoir ; j’ai fait trop pour sa conquête pour me la laisser ravir, ou souffrir même qu’on la convoite. » — Aussi avide que jalouse, cette ambition, qui s’indigne à la seule idée d’un rival, se sent gênée à la seule idée d’une limite ; si énorme que soit le pouvoir acquis, elle en voudrait un plus vaste ; au sortir du plus copieux festin, elle demeure inassouvie. Le lendemain du couronnement, il disait à Decrès[2] : « Je suis venu trop tard, il n’y a rien à faire de grand ; ma carrière est belle, j’en conviens ; j’ai fait un beau chemin. Mais quelle différence avec l’antiquité ! Voyez Alexandre : après avoir conquis l’Asie et s’être annoncé au peuple comme fils de Jupiter, à l’exception d’Olympias, qui savait à quoi s’en tenir, à l’exception d’Aristote et de quelques pédants d’Athènes, tout l’Orient le crût. Eh bien ! moi, si je me déclarais aujourd’hui le fils du Père Éternel et que j’annonçasse que je vais lui rendre grâces à ce titre, il n’y a pas de

  1. Rœderer, III, 514 (4 novembre 1804).
  2. Marmont, II, 242.