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Page:Taine - Les Origines de la France contemporaine, t. 9, 1904.djvu/110

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LE RÉGIME MODERNE


« je ne suis pas sans quelque penchant pour lui. » Rien au delà : selon lui, dans un chef d’État, cette indifférence est nécessaire ; « sa lunette est celle de sa politique[1] ; il doit seulement avoir égard à ce qu’elle ne grossisse ni ne diminue rien. » — Partant, hors des accès de sensibilité nerveuse, « il n’a d’autre considération pour les hommes que celle d’un chef d’atelier pour ses ouvriers[2], » ou, plus exactement, pour ses outils : une fois l’outil hors de service, peu importe qu’il moisisse dans un coin sur une planche, ou qu’il aille s’ajouter au tas des ferrailles cassées. Portalis[3], ministre des cultes, entre un jour chez lui, la figure défaite et les yeux pleins de larmes. « Qu’avez-vous donc, Portalis ? dit Napoléon ; êtes-vous malade ? — Non, sire, mais je suis bien malheureux : l’archevêque de Tours, le pauvre Boisgelin, mon camarade, mon ami d’enfance… — Eh bien ! que lui est-il arrivé ? — Hélas ! sire, il vient de mourir. — Cela m’est égal, il ne m’était plus bon à rien. » Propriétaire exploitant des hommes et des choses, des corps et des âmes, pour

  1. Mme de Rémusat, I, 335.
  2. M. de Metternich, I, 284. — « L’un de ceux auxquels il paraissait le plus attaché était Duroc. « Il m’aime comme un chien aime son maître » : c’est la phrase dont il se servit en me parlant de lui. — Il comparait le sentiment de Berthier pour sa personne à celui d’une bonne d’enfant. — Ces comparaisons, loin d’être étrangères à sa théorie des mobiles qui font agir les hommes, en étaient la conséquence naturelle ; là où il rencontrait des sentiments auxquels il ne pouvait appliquer le calcul du pur intérêt, il en cherchait la cause dans une espèce d’instinct. »
  3. Beugnot, Mémoires, II, 59.