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Page:Taine - Les Origines de la France contemporaine, t. 9, 1904.djvu/62

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LE RÉGIME MODERNE


« un échafaudage que vous ferez tomber quand vous aurez fini. — Oui, madame[1], c’est bien cela, répond Bonaparte, vous avez raison, je ne vis jamais que dans deux ans… » Sa réponse est partie avec « une vivacité incroyable », comme un sursaut ; c’est le sursaut de l’âme touchée dans sa fibre vitale, au centre. — Aussi bien, de ce côté, la puissance, la rapidité, la fécondité, le jeu et le jet de sa pensée semblent sans limites. Ce qu’il a fait est surprenant ; mais il a entrepris bien davantage, et, quoi qu’il ait entrepris, il a rêvé bien au delà. Si vigoureuses que soient ses facultés pratiques, sa faculté poétique est plus forte ; même elle l’est trop pour un homme d’État : la grandeur s’y exagère jusqu’à l’énormité, et l’énormité y dégénère en folie. En Italie, après le 18 Fructidor[2], il disait déjà à Bourrienne : « L’Europe est une taupinière ; il n’y a jamais eu de grands empires et de grandes révolutions qu’en Orient, où vivent six cents millions d’hommes. » L’année suivante, devant Saint-Jean-d’Acre, la veille du dernier assaut, il ajoutait[3] : « Si je réussis, je trouverai dans la ville les trésors du pacha et des armes pour trois cent mille hommes. Je soulève et j’arme toute la Syrie…, je marche sur Damas et Alep ; je grossis mon armée, en avançant dans le pays, de tous les mécontents. J’annonce au peuple l’abolition de la servitude et du gouvernement tyran-

  1. Bourrienne, III, 114.
  2. Ib., II, 228. (Conversation avec Bourrienne dans le parc de Passeriano.)
  3. Ib., II, 331. (Paroles écrites par Bourrienne le soir même.)