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NAPOLÉON BONAPARTE


pensée souveraine qui, après une courte défaillance, a retrouvé son énergie et repris son ascendant. — Rien de si extraordinaire en lui que cette souveraineté presque perpétuelle de la pensée calculatrice et lucide ; sa volonté est encore plus formidable que son intelligence ; avant d’être la maîtresse chez autrui, elle est la maîtresse à domicile. Pour la mesurer, il ne suffit pas de noter la fascination qu’elle exerce, de compter les millions d’âmes qu’elle captive, d’évaluer l’énormité des obstacles externes qu’elle a surmontés : il faut encore et surtout se représenter la force et la fougue des passions internes qu’elle tient en bride et conduit comme un attelage de chevaux écumants et cabrés ; elle est le cocher qui, les bras raidis, dompte incessamment ces coursiers presque indomptables, qui dirige leur emportement, qui coordonne leurs bonds, qui utilise jusqu’à leurs écarts, pour enlever son char roulant et retentissant par-dessus les précipices. Si les pures idées de la cervelle raisonnante maintiennent ainsi leur domination quotidienne, c’est que tout l’afflux vital contribue à les nourrir ; elles ont dans son cœur et son tempérament leur racine profonde ; et cette racine souterraine, qui leur fournit leur âpre sève, est un instinct primordial, plus puissant que son intelligence, plus puissant que sa volonté même, l’instinct de se faire centre et de rapporter tout à soi, en d’autres termes l’égoïsme.