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Page:Taine - Voyage en Italie, t. 1, 1874.djvu/276

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élève, remplissent une salle presque entière. Ce sont les plus grands que j’aie jamais vus : l’un a vingt pieds de long. À force de regarder ces mouvements de terrains savamment disposés, ces premiers plans noirâtres peuplés de grands arbres et qui font contraste avec la teinte effacée des montagnes lointaines, cette large ouverture de ciel, on finit par se détacher de son temps et se mettre au point de vue du peintre. S’il ne sent pas la vie de la nature, il sent sa grandeur, sa gravité solennelle, même sa mélancolie. Il a vécu en solitaire, en méditatif, dans un âge de décadence. Peut-être le paysage n’est-il que le dernier moment de la peinture, celui qui clôt une grande époque et convient aux âmes fatiguées ; quand l’homme est encore jeune de cœur, c’est à lui-même qu’il s’intéresse : la nature n’est pour lui qu’un accompagnement. Du moins il en est ainsi en Italie ; si l’art du paysage s’y développe, c’est à la fin, au temps des arcadiens et des académies pastorales ; il occupe déjà la plus grande partie des toiles de l’Albane ; il remplit toutes celles de Canaletti, le dernier des Vénitiens. Zucarelli, Tempesta, Salvator, sont des paysagistes. Au contraire, du temps de Michel-Ange et même de Vasari, on dédaignait les arbres, les fabriques ; tout ce qui n’est pas le corps humain semblait accessoire.

Il y a là plusieurs tableaux de Titien ; une Sainte Famille de sa première manière ; le superbe type corporel qu’il va étaler dans ses maîtresses commence à se dégager. Deux portraits les représentent ; ce ne sont que de belles créatures saines et franches : l’une, parée de perles avec une collerette, est la plus appétissante des servantes bien nourries. Une Madeleine gaillarde étalée