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Page:Taine - Voyage en Italie, t. 1, 1874.djvu/33

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vu partout à l’étranger que ces dames faisaient notre principale réputation. Ah ! que la France est agréable, et qu’il fait bon de se promener sur le boulevard Montmartre !

Le ciel était devenu tout à fait clair, l’air était tiède et le pavé sec. Du café où j’ai déjeuné, je ne sais plus sur quelle place, je voyais une quarantaine de drôles assis sur le trottoir, ou appuyés aux angles des maisons, occupés à ne rien faire ; ils fumaient, flânaient, faisaient des commentaires sur le temps et les passants. Trois ou quatre, en guenilles qui laissaient voir la chair aux genoux, sales comme de vieux balais, dormaient contre le mur, à plat sur les cailloux. Une demi-douzaine, les plus actifs, jouaient à la morra, ouvrant et fermant la main, et criant le nombre des doigts fermés ou ouverts. Le plus grand nombre ne disait rien et ne bougeait pas. Assis en file sur le rebord du trottoir, le menton sur la main, le manteau ramené sur les cuisses, ils étaient contents d’avoir chaud, et point trop chaud ; cela leur suffisait. Quelques-uns, les voluptueux, mâchonnaient des lupins ; sauf ce va-et-vient des mâchoires, ils n’ont point remué pendant une grande heure.

Sur toute la longueur de la rue, les fenêtres s’ouvrent, et les femmes, les jeunes filles se montrent aux balcons et prennent l’air. On ne peut pas imaginer un contraste plus étrange : belles pour la plupart, de vigoureuses têtes expressives, des cheveux noirs lustrés, soigneusement relevés sur les deux tempes, des yeux brillants, la forte et franche couleur florissante de la santé, une robe fraîche, un peigne doré, une chaîne, des bijoux, et tout cela encadré dans le mur d’un bouge. Les plâtras se sont disjoints ; la vieille boue éclabousse les devantu-