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Page:Taine - Voyage en Italie, t. 1, 1874.djvu/338

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tées comme des souillons, jusqu’à quatre heures du soir. Je connais un intérieur où longtemps j’ai pris les femmes pour des ravaudeuses ; je les trouvais nettoyant des bottes : ce n’était que désordre, linge sale, écuelles cassées sur la table et sur le pavé ; toute la marmaille mangeait dans la cuisine. Un dimanche, je les vois en chapeau, ayant l’air de dames, et j’apprends que le frère est avocat ; ce frère paraît : il a la tenue d’un gentleman.

Je demande à quoi tous ces jeunes gens passent leur temps. — À rien ; la grande affaire en ce pays est d’agir le moins possible. On peut comparer un jeune Romain à un homme qui fait la sieste ; il est inerte, il hait l’effort, et serait très-fâché d’être dérangé, d’être forcé d’entreprendre quoi que ce soit. Quand il est sorti de son bureau, il s’habille du mieux qu’il peut, et va passer sous une certaine fenêtre ; cela dure des après-midi. De temps en temps, la femme ou la jeune fille lève un coin du rideau pour lui montrer qu’elle le sait là. Ils ne pensent pas à autre chose ; cela n’a rien d’étonnant, la sieste prédispose à l’amour. Ils se promènent incessamment sur le Corso, suivent les femmes, savent leur nom, leur petit nom, leur amant, tout le passé et tout le présent de leur intrigue ; ils vivent ainsi la tête remplie de commérages. Du reste, à ce métier, l’esprit s’aiguise et devient perspicace. Entre eux, ils sont polis, souriants, complimenteurs, mais dissimulés, toujours en garde, occupés à se supplanter et à se jouer de mauvais tours.

Dans la classe moyenne, il y a des soirées, mais singulières. Les amants s’observent d’un bout du salon à l’autre ; impossible de causer avec une jeune fille, son