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Page:Taine - Voyage en Italie, t. 1, 1874.djvu/412

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nôtre par un abîme. Cette musique est infiniment résignée et touchante, bien plus triste qu’aucune œuvre moderne ; elle sort d’une âme féminine et religieuse : on aurait pu l’écrire dans quelque couvent perdu au fond d’une solitude, après de longues rêveries indistinctes, parmi les frôlements et les sanglots du vent qui pleure en chantant autour des roches. — Il faut à tout prix entendre le Miserere de demain. L’un est de Palestrina, l’autre d’Allegri. Quelle couche de sentiments inconnus et profonds ! Voilà donc la musique de la restauration catholique, telle que l’esprit nouveau la trouva en refaisant le moyen âge !



Jeudi.


« J’ai parcouru hier soir et ce matin les deux volumes de Baïni sur Palestrina[1]. C’était un homme pieux, ami de saint Philippe de Néri, fils de pauvres gens, pauvre toute sa vie, vivant d’une pension de six, puis de neuf écus par mois, manquant d’argent pour imprimer ses œuvres, malheureux et tendre, ayant perdu trois fils qui donnaient les plus belles espérances, écrivant ses lamentations au milieu de chagrins cuisants et prolongés. À ce moment, sous lui et sous Goudimel, son maître, la musique, un demi-siècle après les autres arts, sort du bourbier du moyen âge. Le chant sacré s’était encroûté de rouille scolastique, hérissé de difficultés, de complications, d’extravagances, les notes étant vertes quand on parlait de prairies et d’herbes, rouges quand il s’agissait de sang et de sacrifice, noires quand le texte

  1. Né en 1524, mort en 1594.