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Page:Taine - Voyage en Italie, t. 1, 1874.djvu/68

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qu’il ressemble à la couleur d’un vin sombre. La côte devient noire, et s’enlève en relief comme un long cordon de jais, pendant que toute la clarté s’épanche et s’étale sur la mer.

Tout le long du chemin je pensais à Ulysse et à ses compagnons, à leurs barques à deux voiles semblables à celles-ci qui dansent comme des mouettes au milieu de l’eau, au rivage creux qu’ils côtoyaient, aux criques inconnues où le soir ils ancraient leur navire, à l’étonnement vague où les laissaient les forêts nouvelles, au sommeil de leurs membres lassés sur le sable sec des promontoires, aux beaux corps héroïques dont la nudité ornait ces caps déserts. Les sirènes aux cheveux dénoués, aux torses de marbre, pouvaient se lever dans cet azur auprès de ces roches polies ; il ne faut pas grand effort ici pour entendre en esprit leur chant, celui de Circé l’enchanteresse. Elle pouvait en ce climat dire à Ulysse : « Viens, remets ton épée dans le fourreau, et tous deux ensuite montons sur notre couche, afin que, nous étant unis par notre couche et par l’amour, nous ayons confiance l’un dans l’autre. » Les paroles du vieux poëte sur la mer pourprée, sur l’Océan qui embrasse la terre, sur les femmes aux bras blancs, revenaient comme dans leur patrie.

C’est que tout est beau, et que dans cet air clément la vie peut redevenir simple comme au temps d’Homère. Tout ce que trois mille ans de civilisation ont ajouté à notre bien-être semble inutile ; qu’est-ce qu’il faut à l’homme ici ? Une pièce de linge et une pièce d’étoffe, comme aux compagnons d’Ulysse, s’il est sain comme eux et de bonne race ; le voilà couvert, le reste est superflu ou s’offre de lui-même. Ils tuent un grand cerf,