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Page:Tarde - L’Opposition universelle, Alcan, 1897.djvu/163

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du mot prisonnier, à lui donner tout son éclat et sa plénitude de sens. Il est telles locutions effacées par l’usage, « ailes légères », « ciel étoilé », « eaux courantes », etc., tels mots très simples, « acier, or, argent, azur », qu’il suffit de mettre à leur place dans un alexandrin pour les fourbir en quelque sorte et leur rendre tout leur lustre comme à de vieux chandeliers de cuivre. Il est aussi maints états de l’âme, toute une haute région de mouvements subtils et complexes du cœur, libres et mêlés comme les vents par-dessus les nuages, qui ne peuvent être saisis et communiqués avec une netteté suffisante que par une série de strophes lyriques. Ces coursiers échevelés appellent ce frein. Mais il est dans la nature du frein de se resserrer de plus en plus, et dans la nature du cheval domestique de s’asservir par degrés. Un moment arrive, un court moment de beauté classique, où le resserrement est proportionné à l’asservissement, l’un et l’autre encore modérés. L’humanité se retourne pour regarder derrière elle ces rares bonheurs des siècles passés, Page de Sophocle, Page de Virgile, Page de La Fontaine, de Corneille et de Racine, la jeunesse de Lamartine et de Victor Hugo. La poésie va toujours cependant et suit son courant fatal.


Une déplorable facilité se produit, le moule d’airain du rythme a brisé toutes les résistances ; des milliers et des milliers de ces strophes, dont une seule a coûté tant de labeur au premier poète, se répandent partout comme des semences d’ormeaux, s’assimilent toutes sortes de sujets, s’incorporent le plus aisément du monde les termes jadis les plus réfractaires à la tyrannie de la rime et du rythme ; et, quand cette perfection est atteinte,