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Page:Tarde - L’Opposition universelle, Alcan, 1897.djvu/393

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d’un nouveau collègue. C’est qu’en effet ou la civilisation n’est qu’un vain mot, ou elle a pour effet d’adoucir l’âpreté des fruits sauvages du cœur, de glisser dans la compétition des intérêts une huile de bonté qui les tempère, atténue leurs frottements, supprime le votum mortis et réduit leur conflit sans fiel ni haine à n’être plus qu’une émulation généreuse, une course où les coureurs sont toujours tout prêts à s’arrêter pour secourir leurs rivaux blessés. Un pas de plus, et nous arrivons à un état de choses où l’aspiration des désirs contraires est de s’affirmer conformes et de superposer, de substituer à la confusion des intérêts concurrents le cadastre de droits juxtaposés, délimités nettement. Ainsi s’est formé, en tout pays, l’ordre juridique, terme et idéal de la liberté économique. Il est remarquable que, dans la vie civilisée, nul intérêt n’ose décemment se montrer que vêtu d’un droit dont il prend le nom ; et cela prouve l’universelle répugnance de l’humanité à l’antagonisme et à la lutte ; car, si nous savons que les intérêts sont souvent contraires, nous prétendons que les droits ne le sont jamais, qu’ils ne peuvent l’être, que leur essence est d’être d’accord entre eux, si bien que, lorsqu’ils viennent à se combattre en apparence, le résultat de leur apparent combat est un jugement qui déclare l’un d’eux non pas vaincu par l’autre mais inexistant, imaginaire. Telle est bien la singularité éminente, l’originalité frappante de la notion du droit : il est curieux et admirable qu’au milieu d’une nature anarchique où tous les êtres se sont hostiles, pourvus de propriétés qui se combattent, l’homme ait conçu l’harmonie préétablie de ces propriétés supérieures qu’il s’attribue à lui-même, ses droits.