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Page:Taxil, Hacks, Le Diable au XIXe siècle, Delhomme et Briguet, 1894.djvu/4

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Or donc, j’étais à ce moment le médecin de l’Anadyr, un des beaux spécimens de la flotte de la Compagnie ; le paquebot rentrait de Chine en pleine mousson de Surouû, c’esbà-dire en juin. Nous étions arrivés le matin à Pointe-de-Galle, au sud de l’île de Ceylan, cette admirable partie de l’Inde où la tradition orientale place le paradis terrestre, dont, par leur faute, pour avoir suivi la mauvaise inspiration du démon, nos premiers parents, Adam et Ève, furent chassés[1].

Paresseusement étendu sur ma chaise longue, à l’arrière du paquebot, je songeais précisément à toutes ces curieuses phases de l’histoire de l’humanité primitive, avec ses catastrophes, ses événements étranges, surnaturels, — témoins peut-être, pensais-je, de la lutte entre l’archange, chef des milices de Dieu, et l’esprit du mal, — lorsque je vis s’approcher de moi le premier maître d’hôtel, sa casquette à la main, qui me dit :

— Docteur, les passagers de Galle montent à bord.

Je dirai, entre parenthèses, que, à toutes les escales, le docteur, sans en avoir l’air, inspecte un à un les nouveaux passagers, afin de signaler au commandant ceux qu’il reconnaît à première vue trop malades pour supporter la traversée, de telle sorte que, d’accord avec l’agent, le commandant puisse s’opposer à leur embarquement.

Au moment même où le maître d’hôtel me parlait, et alors que j’allais me lever, je me sentis frapper par derrière, sur l’épaule, un petit coup familier.

Je me retournai, et comme je ne reconnaissais pas tout de suite l’homme, il s’en aperçut, et, avec une légère contraction de contrariété du sourcil, rapide, mais que je remarquai néanmoins, se nomma :

— Gaëtano Carbuccia.

Tout aussitôt, la mémoire me revint.

— Eh ! fis-je, excusez-moi, je vous en prie, mon cher monsieur Carbuccia ; mais je ne vous remettais pas…

— Ah ! c’est que j’ai, en effet, bien changé depuis la saison dernière, reprit-il.

Et sur sa figure passa instantanément comme le reflet d’une immense douleur profondément contenue.

— Mais non, mais non, fis-je avec cette bonhomie un peu vague et amicale du médecin qui cherche quand même à rassurer d’abord tout le monde.

En vérité, mon homme était, ma foi, horriblement changé ; et j’avoue que, s’il ne m’avait pas dit son nom, je ne l’eusse certainement pas reconnu. Je le regardais, silencieux, me rappelant maintenant ce gaillard grand et solide, cette manière d’hercule, aux traits vigoureux, aux yeux et à la chevelure noirs, avec son nez busqué d’un audacieux dessin et sa grande bouche, l’homme aux cravates rouges enfin et aux gilets bleus, aux pantalons à pied d’éléphant, aux monstrueuses breloques, le véritable Italien de corps et de costume que j’avais connu quelques voyages auparavant et qui m’avait donné, je me le rappelais

  1. En réalité, l’emplacement du paradis terrestre est resté en discussion. La Genèse (chap. 11, v. 10-14), rapporte qu’il était arrosé par quatre fleuves : le Physon (Oyrus), le Géhon (Araxe), l’Euphrate et le Tigre. La plupart des Orientaux le placent dans l’île de Ceylan, si merveilleuse comme nature, aujourd’hui encore un des plus beaux pays du globe. Quelques auteurs l’ont cherché dans la Palestine. Huet dit qu’il était situé dans la région où se joignent le Tigre et l’Euphrate, près du golfe Persique. Enfin, un grand nombre de théologiens pensent que son emplacement se trouvait dans la région où naissent ces deux fleuves en Arménie, près du mont Ararat. — L’origine de la tradition orientale parait être l’existence du fameux Pic d’Adam, haute montagne de l’ile de Ceylan, pic qui a 2,262 mètres d’altitude, et où l’on voit, sur une pierre, au sommet, une trace de pied gigantesque, que les Cynghalais ont de tout temps attribuée au premier homme. Il est bon d’ajouter que les Indiens disent, de leur côté, que cette trace provient de Bouddha, qui, après ses métamorphoses, s’envola de là pour aller au ciel. Quant aux rares chrétiens du pays, ils croient que cette empreinte a été laissée par saint Thomas. Le Pic d’Adam, très vénéré, se trouve ainsi être un lieu de pèlerinage pour trois religions.