Aller au contenu

Page:Taxil, Hacks, Le Diable au XIXe siècle, Delhomme et Briguet, 1894.djvu/615

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de café ; enfin, brochant sur le tout, des séances de spiritisme, sous les auspices d’un ancien sacristain[1] chassé pour vol et qui était pour l’instant la coqueluche des gens bien de Montevideo.

Ce soir-là, comme d’habitude après le souper, il vint un tas de bonnes gens pour passer la soirée : officiers de tous grades, fonctionnaires, dames et demoiselles, tout l’arsenal des soirées officielles dans le monde entier.

On avait joué, dansé, flirté beaucoup, et vers les une heure du matin, presque tout le monde s’en était allé. Nous restions quelques-uns seulement, groupés sur une sorte de balcon qui surplombait la façade de la maison.

Il faisait très chaud ; toutes les fenêtres étaient ouvertes ; on avait éteint les lampes, et par la baie du ciel que le balcon encadrait, on apercevait la mer, ou plutôt l’étendue du fleuve, aux vagues lentes et phosphorescentes sous le ciel noir, au centre duquel apparaissait et disparaissait tour à tour comme une gigantesque étoile, comme l’œil énorme d’un monstre, ouvert et clignant dans la nuit, la lumière intermittente du phare qui surmonte le Monte-Corre et domine la rade et la ville à l’entrée du port.

À intervalles réguliers, ce jet de lumière en cône pénétrait dans notre salle, illuminant un instant les murs et projetant sur leurs parois nos silhouettes fortement grandies ; puis, tout retombait dans l’ombre.

Les conversations étaient tombées ; chacun de nous, fatigué, se laissait aller à cette mollesse particulière de demi-sommeil, à laquelle on se livre volontiers comme une dernière jouissance avant de se lever et de s’en aller.

Je ne pensais certainement pas à Lucifer en ce moment ; je ne pensais même à rien du tout, assis à demi étendu, presque allongé sur un fauteuil, sorte de rocking-cher à bascule, dans lequel je me balançais légèrement, lorsque je sentis tout à coup deux battements très nets et très secs sur mon épaule (le lecteur sait ce que cela signifie) ; en même temps je me relevais brusquement, comme bien l’on pense, et j’entendis la voix de la plus jeune des demoiselles X*** s’élever dans le silence, qui disait :

— Tiens, voilà notre ami qui arrive ; qu’est-ce qu’il veut donc ce soir ?

La famille et les invités s’étaient, eux aussi, relevés à demi sur leurs chaises ; quelques-uns étaient debout.

En parcourant des yeux la demi-obscurité, mon regard s’arrêta sur l’ex-sacristain, qui de son côté me regardait aussi. Sans dire un mot,

  1. Détail curieux : ce sacristain, répondant au nom de Lopez Diego, est mort jour pour jour un an après la soirée dont je parle, entièrement carbonisé dans un incendie. On ne retrouva pas trace de son corps.