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Page:Taxil, Hacks, Le Diable au XIXe siècle, Delhomme et Briguet, 1894.djvu/673

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aux dents blanches, aux yeux brillants dans l’obscurité, reflètent encore la fatigue et l’abêtissement. Quelques monosyllabes gutturaux éclatent de-ci de-là dans la masse grouillent silencieusement, et dans un coin de laquelle un remous s’est fait, occasionné par de nouveaux arrivants, retardataires qui viennent, eux aussi, s’asseoir dans l’immense rond.

Le silence pèse épais dans l’air plus lourd et plus épais encore ; personne ne remue plus. Soudain, quelque chose a retenti : c’est le son de l’ogidigbo, le tambour en usage dans les réjouissances publiques ; un petit coup sec et sonore vibrant à travers l’espace aussitôt éteint, et cela a suffi. Immédiatement, les visages, jusque-là veules, s’éclairent de petits sourires falots ; encore un coup, et un frémissement spécial a traversé d’un charme particulier les corps de tous ces nègres ; encore un autre coup, et l’homme est transfiguré. Trois sons en tout ; il n’en a pas fallu davantage. Maintenant, il n’y a plus de fatigue, plus de chaleur, plus d’esclaves ; il n’y a plus que des nègres, pris d’une envie frénétique de danser.

C’est un effet d’hystérie ; une phase somnambulique s’est déclarée chez tous ; l’inhibition a eu pour cause les trois coups d’ogidigbo.

À présent, hommes et femmes à tour de rôle vont se lever et entrer dans le cercle, debout, immobiles, catalepsiés, les yeux fixes, levés au ciel. Ils commencent par exécuter une série de mouvements lascifs, que l’ogidigbo accompagne doucement et faiblement d’abord ; mais voilà que l’instrument bat plus vite, et le danseur inconscient suit le rythme indique. Alors, il creuse plus profondément ses reins, rejetant la tête en arrière, tandis qu’il bat des ailes avec ses deux mains repliées, ses deux bras frappant alternativement ses flancs, et qu’il sautille tantôt sur un pied, tantôt sur l’autre : mais le mouvement s’est accéléré ; des voix humaines aussitôt se mêlent au son du tambour, chantant à l’unisson en onomatopées bizarres ; danse et chant en même temps.

« Ebo, ojagbo, gbo… Ke mi ki… o agbo, ho, gba, gbo… » Telles sont les syllabes qui sortent de mille gosiers à la fois, sourdes en commençant, puis plus sonores, plus claires, montant au ciel en un vacarme assourdissant, un gigantesque coassement de grenouilles humaines, et dont la cadence et le ton vont toujours crescendo ; alors, le mouvement s’accélère encore ; les indifférents ou les calmes ont pris part à la danse, et c’est un remous général, qui ne tarde pas à devenir tourbillon vertigineux.

Tout tourne dès lors sans s’arrêter ; le tambour, lui-même hypnotisé, a peine à les suivre et frappe plus de cent-vingt coups à la minute sur son instrument.

Le tronc des danseurs ruisselle de sueur, les respirations sifflent, les yeux sortent des orbites, les corps se sont rapprochés, et la multitude frénétiquement dansante ne fait qu’un tout rond, qui tourne, qui tourne