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Page:Taxil, Hacks, Le Diable au XIXe siècle, Delhomme et Briguet, 1894.djvu/926

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Joufflu et rose, sous le bistre qui cependant guette déjà sa peau dans le pigment de laquelle il commence à se déposer, l’enfant du banaback est grassouillet et bien pris dans ses petites formes pelotonnées ; vigoureux et agile, d’une précocité due à la race et au climat, il va, se remue, court, alors que ceux de nos pays sont encore au maillot. Nu comme un ver, il grouille en masse, piaillant ou silencieux et grave, par intervalles. Ses lèvres, un peu fortes, sont d’un rouge vermeil, découvrant des dents blanches de jeune chien ; l’oreille est bien ourlée, le nez fin, les extrémités mignonnes. L’éléphantiasis, cet avant-coureur de la lèpre, l’ichtyose de la peau, la macrodermie, le verruquage épithélial de toute nature, qui plus tard végétera sur l’adulte comme le gui sur le chêne, ont encore épargné l’enfant. La peau est fine et fraîche, presque veloutée, d’un velours brun rosé, soyeux. La chevelure ondule en boucles fines, un peu grasses, végétation touffue et saine, poussée dru sur un sol vierge, sain ; il n’y a pas jusqu’à ce léger soupçon de strabisme qui ne soit gracieux et qui ne contribue à donner à la physionomie du bambin, à ses deux grands yeux noirs, bordés de longs cils, un air étonné, d’une malicieuse espièglerie. Tout est bon, sent bon, la jeunesse et la santé, chez cet enfant, que la crasse n’a pas entamé encore. Qui dirait, en le voyant, que c’est là l’enfant du maudit, du juif errant, du Jézide, que nous aurons à étudier plus loin dans cet ouvrage ? Qui dirait que c’est le fils d’un de ces hommes sur lesquels le démon exerce le plus volontiers son action ?

Voilà donc, enfants, femmes et hommes, les banabacks qu’on embarque à bord en Orient, sur la ligne de Syrie à Jaffa, c’est-à-dire à Jérusalem surtout ; et on les embarque souvent par troupeaux, par tribus, avec les familles de leurs familles, allant de port en port, de ville en ville, toujours émigrant, marchant devant eux, eux-mêmes ne sachant où ils vont ni pourquoi ils se déplacent sans cesse. C’est un besoin pour eux, ce mouvement perpétuel, cette migration de sauterelles sales et dévorantes, qui semble calmer un instant leurs affres humaines ; ils se fuient ainsi eux-mêmes, en fuyant l’endroit où ils étaient et en respirant un autre air que celui qu’ils ont tout à l’heure empuanti.

Et cela est si vrai qu’à bord on les parque comme des troupeaux de bêtes ; des barrières, qu’ils ne doivent pas franchir, les maintiennent, les enserrent, les poussent sur l’avant du navire, les uns sur les autres, en une pestilente promiscuité. Là, on les aperçoit, tachant d’une nappe mobile et sale le bois goudronné du pont, hommes ou femmes ou enfants, chiens ou vermine, en tas groupés, au milieu desquels émerge une tête plus hideuse, plus sale, plus puante encore : c’est la tête de quelque vieil aïeul arrivé aux limites de l’âge, rongé par la pourriture vivante des insectes parasites, véritable infection ambulante, qui, dodelinant du chef