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Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume I.djvu/129

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encore dix ans pour l’écrire) avait pour nous sans que nous nous en doutions tous les caractères d’un mouvement religieux.

Ainsi, à ce tournant de l’histoire française, le pouvoir spirituel, représenté par les professeurs de philosophie et par ce que M. Maurras appelle le cénacle de M. Renouvier, passa, un bon moment, entre les mains de l’un d’entre eux, devenu chef de groupe et chef religieux, Jean Jaurès. Cela n’infirme point le caractère de culture individuelle et de perfectionnement intérieur que présentait d’ordinaire leur enseignement : soit qu’ils conseillassent à leurs élèves, avec la persuasion d’un Lagneau, de sculpter eux-mêmes leur propre statue, soit qu’ils les initiassent, avec Hamelin et Rauh, à la dignité délicate de la personne humaine, soit qu’ils distillassent pour eux avec Bazaillas l’essence fine de la vie intérieure, soit qu’ils les conduisissent avec Lachelier, Boutroux et Bergson dans les plus secrètes salles des palais d’idées. M. Maurras discerne en ce pouvoir spirituel de nos modernes philosophes l’influence du protestantisme, et il a tout vu arriver, de ses yeux, par l’échancrure de Genève et de Coppet. Mais quel besoin de chercher spécialement ici Madame de Staël, Rousseau et ce Calvin au culte de qui M. Gabriel Seailles avait voulu parait-il, en Sorbonne, « ramener les Muses et les Grâces décentes ? » Il y a là simplement une nécessité entière, vitale, et en définitive professionnelle de toute philosophie. Antique ou moderne, c’est toujours en valeurs intérieures qu’elle a converti les réalités extérieures. Tous ses grands mouvements, toutes ses révolutions ont consisté à approfondir davantage la conscience, à permettre à l’homme de se connaître mieux, à lui présenter dans sa propre personne un monde dont la morale intellectualiste, sorte de morale professionnelle des philosophes, figure les nombres et les lois. Des professeurs de philosophie, devant leurs élèves ou devant leur papier, ne peuvent en général penser que selon les vieux rythmes de la vie philosophique, tels qu’ils se sont constitués dans les écoles d’Élée ou d’Athènes. Que la philosophie se soit formée contre la cité, comme l’a pu montrer, avant l’affaire Dreyfus, certaine affaire Socrate, ou qu’elle ait essayé de reformer la cité selon ses lois abstraites et idéales, que la philosophie moderne soit l’œuvre du déraciné Descartes, du juif Spinoza, du rêveur Malebranche, de l’Allemand Leibnitz, du Prussien Kant, et, au XIXe siècle, de plusieurs anglicans, protestants et juifs, c’est la triste vérité. Mais alors réclamez qu’on revienne à la classe de logique de M. Fourtou, reprenez la campagne à laquelle s’amusa jadis, dans la Revue Bleue, M. Vanderem, « Une classe à sup-