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Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume I.djvu/213

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et par tant de retombantes fusées. Si le goût de M. Maurras répugne au romantisme, c’est pour la même raison qu’il n’aime pas Jean-Christophe, c’est que

Cet homme assurément n’aime pas la musique
et qu’il est parti contre elle, sur le sentier de la guerre, pour la traquer dans tous les coins de sa forêt enchantée.

« Je demande la parole ! » s’écrie M. Barrès, et M. Maurras la demande aussi, et je sais bien ce qu’ils vont dire : qu’une tigresse d’Hyrcanie ne les a pas allaités, qu’ils honorent la musique, qu’ils estiment les musiciens, qu’ils se font, lorsqu’eux-mêmes pratiquent la musique, un plaisir et un devoir d’extravaguer, mais qu’ils entendent que la musique reste à sa place, qui est large et belle, et qu’elle n’entreprenne pas de pénétrer là où elle n’a que faire, singulièrement en politique. Le maître de M. Jourdain soutient que les malheurs des États viennent tous de ce que la musique n’y est pas suffisamment pratiquée. Et M. Jourdain l’a cru, M. Jourdain a laissé les musiciens romantiques extravaguer à cœur joie dans l’État : il a applaudi le ténor, encouragé la contrebasse, félicité les cymbales, c’est toute l’histoire du XTXe siècle, et voyez le bel ouvrage ! Le vrai romantisme, celui qu’il faut démasquer et terrasser, n’est pas celui du musicien dans sa musique, mais celui du musicien hors de sa musique, du musicien qui extravague partout, confond tout, abîme tout.

« Le romantisme, dit M. Maurras, naît à ce point où la sensibilité usurpe la fonction à laquelle elle est étrangère, et, non contente de sentir ou de fournir à l’âme ces chaleurs de la vie qui lui sont nécessaires se mêle de lui imposer sa direction. » Par une sorte de réverbération de son sujet sur lui-même, M. Maurras met sous le romantisme plus d’ardeur à en exorciser les puissances qu’il ne répand sur lui de lumière pour en distinguer les significations. Nous voyons qu’il n’aime pas le romantisme, en vertu d’un goût littéraire et d’un sentiment politique qui évidemment s’éclairent l’un l’autre, mais l’amènent aussi à transporter dans l’appréciation littéraire des considérants politiques, et à donner à sa politique sinon le fond du moins la couleur de ses antipathies littéraires.

Dans l’ordre littéraire, ce primat de la sensibilité implique un état de tension lyrique, tout ce qu’amène au jour verbal, en frémissant, dans une incessante pêche miraculeuse, un filet ruisselant de musique.