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Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume I.djvu/217

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quelles sont les figures anciennes de cette idée et de ce sentiment, en tant qu’ils fleurissent sur un visage des lettres françaises ? L’âge classique ne les a pas connus ; nous ne voyons jamais un auteur du XVIIe siècle reprendre la belle tradition de la Pléiade, du Vendômois Ronsard ou de l’Angevin du Bellay, parler, avec quelque complaisance et quelque tendresse, de sa province. Il en est de ce sentiment comme de celui de la nature. Gautier trouvait dans toute la littérature classique, deux vers pittoresques, l’un du Cid et l’autre du Tartuffe. De même il ne me souvient pas, chez nos classiques, d’une autre trace de sentiment local qu’une ligne d’une lettre où Descartes se dit avec quelque satisfaction « un homme né dans les jardins de la Touraine ». Il semble qu’un homme du XVIIe siècle se rapetisse en se rattachant à une petite patrie, tout aussi bien qu’en aimant le souvenir de son enfance et en ne la considérant pas comme une infirmité de la condition humaine. Or l’homme qui a porté le premier avec fierté le nom de sa petite patrie, qui a tiré de là des émotions et même des idées (les idées adverses de celles de M. Maurras) c’est celui-là même par qui s’est exprimé dans toute sa musique le sentiment de la nature, c’est le citoyen de Genève, le métèque Rousseau.

Et un tel sentiment prend un peu de ses origines, de ses résonances et de sa valeur littéraires, dans ce fait qu’il est une nostalgie, qu’il est repensé du dehors et qu’il cristallise dans l’exil. Aussi bien que Rousseau, M. Maurras et M. Barrès attestent qu’il n’éclôt pas dans le terroir idéalisé par lui, mais dans le séjour, les imaginations et les langueurs de Paris. Peut-être est-ce seulement chez un enfant délicat et sensitif de Paris que pouvait se composer en une idée vivante la somme de ces nostalgies, que la France devait apparaître comme le composé et le chœur de ces provinces, le point de vue central de ces monades et la figure de leur harmonie. Et ce fut en effet l’œuvre de Michelet. Les fonds décoratifs et sentimentaux, la terre et les morts, tout cet orchestre actuel des voix traditionnelles et provinciales, tout cela sort du Tableau qui ouvre le deuxième volume de l’Histoire de France. Ce Tableau marque une date non seulement dans l’histoire de la prose française, mais aussi dans celle de l’unité et de la conscience françaises ; il formule, par son étincelante densité, comme un trésor dans un coffre, la somme pure du patriotisme français. Or Michelet est dénoncé par M. Maurras comme le plus dangereux malfaiteur, après Rousseau. Il figure dans les Trois Idées Politiques comme l’expression la plus nette de la folie romantique et révolutionnaire. « Un