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Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume I.djvu/233

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bizarres ? Tout simplement qu’il y a une disproportion immense entre la compétence attribuée à l’électeur par la loi, compétence que le premier sens étend démesurément, et la compétence réelle de l’électeur, compétence que le second sens bafoue injurieusement.

La première partie de la formule de M. Maurras est plus vraie que la seconde. L’électeur délivre bien des blanc-seings pour traiter de tout, mais il ne les délivre pas à des inconnus. En général l’électeur, tant l’électeur isolé que le gros électeur influent, sait fort bien pour qui et pourquoi il vote : il cherche avant tout un factotum débrouillard, actif, capable de faire aboutir dans les bureaux et ailleurs les affaires locales et privées. L’avoué et l’avocat qui s’enrichissent attirent la pratique et c’est très naturel : malins pour leur compte, ils le seront pour le compte de leurs clients. Il en est de même de l’avoué et de l’avocat politique, de ce procureur, de ce courrier qui tient pour l’arrondissement le rôle du defensor dans la cité gallo-romaine. Notre constitution démocratique de 1875 est superposée aux administrations, bureaucratiques et monarchiques de l’an VIII ; le Parlement et les ministres figurent comme le collège des avocats du public auprès de ces administrations. Évidemment moins les intérêts locaux auront de litiges avec les administrations, moins ils auront besoin d’avocats ; plus ils seront autonomes dans leur sphère, moins ils auront de litiges : c’est pourquoi M. Maurras a fort bien compris qu’un gouvernement ne pouvait être sainement anti-parlementaire que s’il décentralisait : « La décentralisation, lui dit un de ses interlocuteurs de l’Enquête, sera l’os à ronger du parlementarisme » puisque l’on pourra continuer à parlementer dans les assemblées locales, compétentes sur leurs intérêts. Mais tant qu’il y aura des administrations centralisées, le Français aura besoin du courrier et du défenseur parlementaires. Aucune administration n’est plus autonome, plus monarchique que celle de l’armée : si pendant les cinq années de guerre, nous autres poilus avons obtenu successivement les améliorations matérielles qui ont rendu notre vie moins primitive, nous ne le devons pas à nos grands chefs, que le bien-être du soldat n’intéresse que secondairement, mais aux réclamations de nos avocats du Palais-Bourbon, aux millions de lettres qui leur ont parlé sur tous les tons, doux ou rudes, de permissions, de portions et de quarts de vin. En 1914 un commandant du Midi criait à des territoriaux réunis dans la cour d’une caserne, à Bourges : « Vous n’êtes plus des éléqueteurs, vous êtes des soldats et vous marcherez droit. » Le poilu s’est tout de même bien trouvé