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Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume I.djvu/263

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espaces vides où s’éteint l’éclat de voix du plus véhément des rhéteurs[1]. » La croyance mystique en une force spontanée du droit, en un messianisme de la Justice immanente, s’adresse à une idole en laquelle crut la génération de M. Maurras et qu’il a été persévérant à dénoncer. Il a montré que le droit ne se sépare pas d’une force consciente qui lutte, d’un groupe humain qui travaille pour un but, d’une idée qui croit à sa réalisation possible et probable, qui connait, comprend et veut les moyens matériels nécessaires à cette réalisation. Il a poursuivi le droit abstrait sous la forme oratoire qu’il revêt chez un Gambetta ou un Jaurès. Il l’a poursuivi sous une forme plus subtile dans le catholicisme et le royalisme de Châteaubriand : « Cet artiste mit aux concerts de ses flûtes funèbres une condition secrète, mais invariable : il exigeait que sa plainte fût soutenue, sa tristesse nourrie de solides calamités, de malheurs consommés et définitifs, et, de chutes sans espoir de relèvement. Sa sympathie, son éloquence se détournaient des infortunes incomplètes[2]. » Ainsi Jaurès conjurait avec éloquence la France de « répudier toute politique d’agression » et d’affirmer « sa foi idéaliste en la justice immanente qui s’accomplira pour les peuples violentés ». M. Maurras commentant ces mots s’écrie : « M. Jaurès pâlit à la seule pensée de voir s’envoler l’auréole et tomber en lambeaux la robe du martyre que la France avait méritée. Le voilà le « désastre ! » Puissent les lecteurs de l’Humanité n’être jamais enveloppés de cette infortune ! « L’activité morale » de la France y succomberait. Elle y perdrait la foi « sa foi idéaliste » dans les plans éternels de la Justice immanente[3] ». On reconnaît la voie idéaliste exactement divergente du réalisme de M. Maurras. Nous avons vu ailleurs son argumentation tendre de tout son poids psychologique et logique à faire de l’être avec l’idée. Il est naturel que son « impossibilité », comme dit Nietzsche, soit précisément l’ordre de pensée contraire qui pèse sur l’idée pour la maintenir dans son éther et pour l’empêcher de déchoir en se réalisant. La tentation pour celui qui épouse une grande et radieuse Idée consiste à l’aimer en elle seule et à la vouloir en elle seule, dans l’abstraction ou dans le rêve qui la maintient pure en l’empêchant d’être, comme ces plus beaux vers des poètes, qui n’ont jamais été écrits. Toute une génération a bu ce poison dans Axel

  1. Le Pape, p. 26.
  2. Trois Idées Politiques, p. 12.
  3. Kiel et Tanger, p. 268.