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Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume I.djvu/308

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politique anglaise d’encerclement de l’Allemagne était appuyée sur une armée inexistante, et l’Angleterre ne sut pas mieux que la France voir la guerre mondiale possible au bout de la route où l’avait engagée la politique d’Edouard VII.

Ensuite, ce qui a donné à la politique française ce caractère de malaise et de porte-à-faux dont Kiel et Tanger fait la pénétrante psychologie, c’est un divorce du spirituel et du temporel, assez analogue, en notre politique extérieure à celui que laisse voir notre état intérieur. Intérieurement, le mot République est pris tantôt dans le sens idéal et spirituel, celui de justice, de solidarité, de fraternité sociale, et tantôt dans le sens très matériel de régime parlementaire, de surveillance préfectorale, de comités électoraux, de tout un état temporel à maintenir et à défendre, souvent contre les impatiences même et les critiques de l’état spirituel. Dans notre politique extérieure, le spirituel et le temporel furent pareillement contraires : le spirituel figuré par l’idée de la revanche, le temporel consistant dans la paix garantie par des alliances, dans l’expansion dérivée loin du Rhin par la politique coloniale.

Quand je parle ici de spirituel, de pouvoir spirituel, je ne fais que paraphraser une belle et profonde page de Kiel et Tanger : « La passion de la Revanche tenait chez nous un rôle particulier… C’est une belle chose, mais rare, courte et d’autant plus précieuse que le gouvernement d’un peuple par une idée. Cette idée fut vraiment une reine de France… Un office public aurait dû être préposé à la garde de cette idée-force. École, presse, État, famille, tout le monde aurait dû rivaliser d’attention et de vigilance pour conspirer à ce maintien. En l’absence du Prince, la Revanche faisait briller un reflet, une image de son autorité. Politique du Rhin, retour vers le Rhin, sur les pas de César et de Louis XIV ! Un peu des volontés et des traditions capétiennes subsistait au fond de nos désirs et de nos regrets[1]. » Mais déjà, au temps de Gambetta, l’idée de revanche par les armes avait fait place, même dans le langage patriotique, à celle de justice immanente : terme hybride vrai peut-être dans l’ordre moral, dépourvu de toute signification dans l’ordre politique, et qui voulait dire simplement que l’on ne devait pas renoncer à recevoir les provinces perdues d’on ne sait quel cours naturel des choses. Comment M. Maurras peut-il accuser M. Hanotaux d’avoir « détruit sans pitié l’idée de la revanche ? »

  1. Kiel et Tanger, p. 35.