Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume I.djvu/59

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« poumon marin », la neige blanche, et puis cette bulle impondérable, — rien.

Voilà, à leur origine, les trois plus fines sensibilités, les trois meilleurs créateurs de phrases extérieures et de rythmes intérieurs qui nous aient raffiné la vie. Origines, — et dépourvus encore « de toute fondation de rocher, les pâtés de vase liquide qui émergent avec lenteur.

« Aucune origine n’est belle. La beauté véritable est au terme des choses. Élevées de quelques lignes au-dessus de l’eau et creusées de larges cuvettes où l’infiltration de la mer se mélange à celle du fleuve, ces îles ont peut-être une sorte de charme triste. La terre est grise, crevassée, la flaque du milieu y luit malignement comme une prunelle fiévreuse…

« Sable mou, petits arbres maritimes, herbage salin, rompu et couché par le vent, ô l’inqualifiable et mélancolique étendue ! Cela n’ondule presque pas. Tout ce vaste lieu vide est occupé des vents contraires de l’immensité déchirée, accrue du son gémissant des vagues voisines. Saturés de sel et de miasmes, de fièvre lourde et de liberté surhumaine, la lande née d’hier nous apprend tout ce qu’on peut enseigner de la Mort, car elle nous confronte, en métamorphose secrète, avec le va-et-vient continu de ses éléments. Ce sont des nouveau-nés et déjà moribonds. Rien de fixe, tout naît et tout périt sans cesse. Nulle vie vraie ne se dégage qu’après dix mille efforts manqués. Une incertitude infinie. Des débris coquilliers demi-engagés dans le sable aux vols de goélands qui ne font que tourner en cercle inutile, des galets blancs pris et rendus, repris encore, aux ibis migrateurs, dont la rose dépouille flotte avec le soleil sur le plat moiré des étangs, il n’y a rien qui n’avertisse le sage promeneur des menaces de son destin.

« Il est tout seul avec lui-même. Il y est sans amis, ou les amis qu’il a disparaissent de toutes les sphères du souvenir ; réduit au pauvre centre de son individu, il se répète à chaque pas qu’il fait, pour seule parole : « Moi et moi, nous mourrons ; Moi, celui qui me parle, moi celui qui m’écoute, nous allons mourir tout entiers. » Les choses provisoires, instables, fugitives qu’il a devant les yeux imposent en lui leur chaos. Il voit, il sent, il expérimente ses propres ruines. Et, dissolu, dans l’antique force de ce beau terme, reconnaissant que sa fertile illusion s’est brisée, il ne découvre aucun objet d’assez humain, d’assez flatteur, d’assez spécieux, d’assez faux pour lui cacher la douceur sacrée