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Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume I.djvu/90

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par lequel il a été happé et ensorcelé tout entier, l’affaire Dreyfus. L’affaire Dreyfus fut son Contr’un, le grand duel de sa vie contre l’individualisme. Mais comme il est naturel et comme aucun psychologue ne s’en étonnera, M. Maurras a gouverné et prolongé cette lutte dans un terrible esprit d’individualisme. L’obstination avec laquelle jusqu’au 1er août 1914 il s’est attaché à entretenir et à ranimer une ténébreuse affaire qui avait fait assez de mal à la France pour que les bons citoyens la voulussent classée et oubliée, s’explique tout de même un peu par la fierté intérieure du « petit anarchiste » qu’avait mal réduit Mgr Penon. Loin d’exorciser ce démon de l’Affaire, M. Maurras l’a installé, habitué. Depuis le rôle fameux qu’il joua dans la défense du lieutenant-colonel Henry, il a fait de ce démon sa raison d’être ; enfin il a été ce démon. « Ceux qui tiennent l’affaire Dreyfus pour un épisode sans importance, écrit-il dans la préface de la Politique Religieuse, ne seront pas plus contents de mon nouveau livre que de ses aînés. Pourtant, ils y verraient plusieurs raisons nouvelles de comprendre que cette grande Affaire a bien été l’âme, et pour ainsi dire le démon de notre vie publique depuis quinze ans[1]. »

N’ayant jamais été, même en pleine ère dreyfusomachique, passionné pour cette Affaire, j’en parle avec la plus grande froideur. L’année où la bataille atteignit son paroxysme, il me souvient d’avoir copié quelques lignes de Montaigne sur un carton que j’avais pendu au mur de ma chambre et que je remettais pour qu’ils ne s’indignassent pas de mon indifférence aux visiteurs trop excités : « Je vy en mon enfance un procès que Coras, conseiller de Toulouse, fit imprimer, d’un accident étrange : de deux hommes qui se présentaient l’un pour l’autre. Il me souvient (et ne me souviens d’autre chose) qu’il me sembla avoir rendu l’imposture de celui qu’il jugea coupable si merveilleuse et excédant de si long notre connaissance et la sienne qui était juge, que je trouvay beaucoup de hardiesse à l’arrest qui l’avait condamné à être pendu, Recevons quelque forme d’arrêt qui die ; « La Cour n’y entend rien » plus librement et ingénuement que ne firent les Aréopagistes, lesquels, se trouvant pressés d’une cause qu’ils ne pouvaient développer, ordonnèrent que les parties en viendraient à cent ans[2]. » Hélas ! ce que je présentais comme grain d’ellébore devenait huile sur le feu ! « Je voy bien qu’on se courrouce, et me deffend-on

  1. La Politique Religieuse p. XVII.
  2. Esssa', I. III, ch. XI.