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Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume III – TI.djvu/191

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LA LOGIQUE DU VRAI

de vie philosophique, sans cela. Mais si la vie consiste à remonter en l’organisant un courant de matérialité, elle est toujours plus ou moins captive de la matérialité, et ses chaînes c’est sa solidité et son poids. Comme les moments de pure liberté, ces efforts de la philosophie contre la pensée, ces inversions de mouvement, sont rares. La pensée sculpte ses pentes, et les suit. Tout système comporte un effort de ce genre, mais aussi un ordre inévitable d’habitudes. Penser c’est créer des idées, et l’heure de Lamartine arrive toujours, l’heure où vos idées pensent pour vous, l’heure où le corps de la pensée est pris par l’automatisme qu’il a créé. Il n’y a de bergsonisme qu’à cette condition : une philosophie c’est un système, un système c’est un corps et un corps ce sont des habitudes. Mais précisément une vigilance constante peut différer le règne de ces habitudes, retarder l’automatisme, maintenir le contrôle sur ces idées qui tendent toujours à penser pour vous. Si M. Bergson s’en était complètement préservé il ne serait pas homme et il n’y aurait pas de philosophie bergsonienne. La science peut-elle se garantir jusqu’à un certain point de cet automatisme ? Certes on a pu voir de très grands savants devenir pour la science, dans leur vieillesse, des poids morts. À partir d’un certain moment, chez un Cuvier, un Élie de Beaumont, un Berthelot, l’automatisme de la science acquise l’emporte sur les enseignements de la science qui se fait, leurs idées pensent pour eux. Mais d’autres savants, probablement plus dépourvus d’esprit philosophique, ont pu conserver jusqu’au bout leur ingénuité devant la nature, leur docilité aux leçons de l’expérience. D’une façon générale l’automatisme des habitudes est d’autant moins dangereux pour une intelligence qu’elle se tient plus près des faits, qu’elle donne moins aux idées et plus à l’expérience, ou plutôt qu’elle prend les idées mieux comme moyens et moins comme fins. Il en pourrait être de même de la philosophie. Elle courra d’autant moins vite à son risque inévitable qu’elle se tiendra sur la ligne où elle pourra le mieux se recharger d’expérience, rester en contact avec l’expérience. M. Bergson a souvent protesté contre la séparation de principe qu’on établit entre les procédés de la science et ceux de la philosophie. La philosophie, pour lui, doit comme la science étudier des faits, des faits que la science n’aura pas encore su expliquer ; dans l’Essai c’est l’intensité des états psychologiques, dans Matière et Mémoire ce sont les phénomènes d’aphasie ; dans l’Évolution Créatrice c’est la structure de l’œil pour ce qui est de l’ordre vital, la dégradation de l’énergie pour ce qui est de l’ordre physique ;