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Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume III – TI.djvu/22

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PRÉFACE

par rapport à son élément actuel, c’est-à-dire par rapport à son action, et surtout à son action sur nous-mêmes.

Action dont je dirais qu’elle empêcherait de porter un jugement impartial, si je ne savais par ailleurs qu’il est vain, et même contradictoire, de prétendre juger impartialement ses contemporains. Notre bonne volonté doit s’y essayer, mais notre bon sens doit nous dire qu’à moins d’un fol orgueil nous ne saurions nous vanter d’y avoir réussi. Je suis donc obligé de bien marquer ici mon équation personnelle.

Il n’est pas de pensée contemporaine à laquelle je doive plus qu’à celle de M. Bergson. J’ai été autrefois son élève, et j’en tiens un certain nombre de directions d’esprit. J’eusse gardé moins de goût de la philosophie si elle ne m’avait été enseignée dès le lycée par trois maîtres aussi peu oratoires l’un que l’autre : M. Lévy-Brühl, incomparable pour débrouiller les questions et exposer les systèmes dans une lumière égale, froide et salubre ; M. Georges Dumas, psychologue lumineux et chercheur, excitant et vivant ; M. Bergson qui cherchait peu à convaincre, encore moins à réfuter, et qui se contentait de penser et de construire à haute voix devant vous. J’eusse été certainement capable de faire l’effort nécessaire pour me débarrasser de la figure et du rythme de cette pensée, pour la ranger dans un musée d’influences et de compagnies intellectuelles dépassées, s’il ne m’avait apparu ensuite qu’elle coïncidait avec le style le plus pur de la vie philosophique. Résister aux enthousiasmes et aux antipathies spontanés, réagir contre tous les automatismes, et surtout contre le plus dangereux, celui du mécanisme intellectuel que nous nous sommes donnés à nous-mêmes, envisager chaque problème sous sa figure particulière, avec un corps individuel que ne saurait bien habiller un vêtement fait en série, tenir à l’unité réelle de cette attitude plus qu’à l’unité factice des résultats, voilà un ensemble de directions que je voudrais avoir mieux suivies en matière de critique et d’histoire, mais qui m’apparaissent comme le meilleur bénéfice d’une familiarité avec la pensée bergsonienne.

D’autre part cette pensée philosophique ne prend corps que dans une philosophie, ce style ne se manifeste que par une œuvre, ce mouvement ne se révèle bien que par l’image qui l’arrête en une figure générale. J’ai éprouvé le besoin de dessiner cette figure ; après avoir longtemps vécu avec elle comme on vit avec un portrait ou un marbre de son cabinet de travail, j’ai voulu voir ce qu’elle