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Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume III – TI.djvu/235

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LE MONDE QUI DURE

même dans la philosophie de l’époque. Des livres comme l’Eau de Mer de M. Quinton, la Dissolution opposée à l’Évolution de M. Lalande, jalonnent très clairement ce chemin. Quand M. Bergson écrivait les lignes que je viens de citer, il posait bien la question sur le terrain qu’il retrouvera en somme dans l’Évolution. Si a priori « le temps écoulé ne constitue ni un gain ni une perte pour un système supposé conservatif », en réalité le principe de Carnot nous montre que nous vivons en un monde où il constitue une perte, et l’Évolution Créatrice s’efforce de faire voir que nous vivons en un monde où il se constitue un gain qui compense cette perte.

Je suis une chose qui dure. L’univers est une chose qui dure, et l’élan vital, c’est-à-dire la force créatrice, c’est cette durée même. « La durée de l’univers ne doit donc faire qu’un avec la latitude de création qui y peut trouver place[1]. » Et cette latitude de création à son tour est mesurée par la conscience. Il y a à peu près conscience partout où il y a des êtres doués de mouvement, et Platon définissait déjà le psychique ce qui se meut soi-même. Ou plutôt la conscience est liée non au mouvement, mais à la capacité de mouvement, à la quantité et à la qualité d’énergie que l’être vivant peut mettre en réserve, non pour l’accumuler comme les végétaux, mais pour la libérer sous forme d’énergie utile. « La conscience correspond exactement à la puissance de choix dont l’être vivant dispose, elle est coextensive à la frange d’action possible qui entoure l’action réelle : conscience est synonyme d’invention et de liberté. » Coextensive à la frange d’action possible, mais aussi à la frange d’action empêchée, — empêchée par la matière ou empêchée par la nécessité même du choix entre des actions incompatibles. M. Bergson a insisté plusieurs fois sur ce fait que la conscience apparaît avec l’empêchement. Sans la matière, sans le mouvement de dégradation, elle n’apparaîtrait pas. Mais, en dehors de la conscience, ce qui peut exister ce n’est pas seulement l’infra-conscient ou l’inconscient, c’est aussi le supra-conscient.

Si la matière apparaît comme de l’énergie qui se dégrade, on pourra en conclure que la matière a commencé dans le temps : si elle n’avait pas commencé, l’énergie finie aurait toujours derrière elle une durée infinie où elle aurait dû déjà se dissiper. La probabilité presque infiniment petite, dont parle Boltzmann, d’une marche inverse de recons-

  1. Évolution Créatrice, p. 367.