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Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume III – TII.djvu/116

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LE BERGSONISME

L’intellectualisme intégral n’apparaît guère que dans une philosophie d’école, qui porte la marque utilitaire d’un enseignement. Un grand philosophe, c’est un grand intellectuel, qui trouve une manière de dominer et d’expliquer son intelligence. Philosopher avec l’intelligence ne fait qu’une moitié inférieure de la philosophie ; l’autre moitié consiste à philosopher d’elle.

Le grand effort du philosophe va donc à ne pas philosopher spontanément, et à voir la philosophie elle-même, la philosophie d’abord, avec un œil de philosophe. Ce qui, logiquement, est peut-être un cercle, mais M. Bergson lui-même a montré, à diverses occasions, que les prétendus cercles ne sont qu’un fantôme de la pensée immobile qui projette sur l’objet sa propre immobilité, et que l’action, la vie, le mouvement, consistent à franchir ces cercles, constitués, comme celui de Popilius, par la seule faiblesse de celui qui s’y croit enfermé. L’expérience nous montre que les grands philosophes n’ont pas été moins aptes à philosopher sur la science que sur la philosophie, et cela parce qu’en général ils ont été eux-mêmes des savants. Un philosophe, pour philosopher sur la philosophie et la science, est porté, et non empêché, par la philosophie et la science. En est-il de même pour la religion, et aussi pour l’art ?

Platon étant toujours mis à part, l’expérience nous montre que les génies inventeurs en philosophie, qui ont été souvent des génies inventeurs en matière de science, ne l’ont jamais été en matière de religion ou d’art. Les philosophes modernes se sont passés d’esthétique jusqu’au XVIIIe siècle, époque où les Allemands se sont mis à discourir et à raisonner sur le beau, et leur esthétique, qui n’est rien moins qu’esthétique, nous instruit plus qu’elle ne nous séduit. D’autre part les philosophes ont été souvent des esprits sincèrement religieux, mais d’une religion toujours à la suite : tantôt à la suite de la religion, le philosophe pratiquant de bonne foi la religion dans laquelle il a été élevé ; tantôt à la suite de la philosophie, le philosophe tirant de sa philosophie une rallonge religieuse, qui traite bien de problèmes religieux, mais qui n’est portée que peu ou point par le véritable esprit religieux. L’expérience religieuse profonde, inventive, qui est le propre des grands mystiques, ne se rencontre pas chez les philosophes. Pour en revenir à l’image de tout à l’heure, ils ont beau nous prouver que là où il y a lumière il y a chaleur, on ne chauffe pas un train avec de la lumière, serait-ce celle du Midi. Aussi le train est-il toujours en gare. Les spéculations des philosophes allemands sur l’essence de la religion