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Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume III – TII.djvu/120

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LE BERGSONISME

parant à la raideur des formes instinctives, et cette comparaison même, ce rapport abstrait dans l’espace, devient une genèse, un rapport concret dans le temps, puisque la fonction de l’esprit consiste à mettre de l’ordre dans les choses qui ne se précèdent ni ne se suivent naturellement.

Certes nous ne pouvons nous imaginer un élan vital illimité. Nous ne saurions voir dans l’élan vital qu’une force pour tourner la matière, et pour obtenir d’elle, par l’organisation, quelque chose que d’elle-même elle ne saurait donner. Au commencement était l’action, l’élan vital est action, action sur la matière ; en supprimant matière, on supprimerait action ; en supprimant action on supprimerait élan vital, laissant à sa place un x dont nous ne pouvons pas plus concevoir la non-existence que l’existence. Mais l’élan vital consistant sans cesse à tourner les obstacles de la matérialité, n’y a-t-il pas en nous un mouvement pour tourner cet obstacle logique ? (le logique est la projection du matériel.) Si nous ne pouvons concevoir un élan vital illimité, n’avons-nous pas le sentiment obscur que cette limite constitue bien le fait de l’élan vital, mais que l’absence de limite constituerait son droit ? Ce sentiment ne serait-il pas le sentiment religieux ?

L’évolution unilinéaire nous a semblé une illusion, ou plutôt une nécessité de l’intelligence qui voit des points d’arrêt et non des mouvements, et qui épuise la perception du mouvement dans la perfection du point d’arrêt. Les étapes de l’automobile et de l’avion nous paraissent, quand nous en voyons les échantillons dans un musée, des essais pour réaliser un type parfait, qui est fourni par l’automobile et l’avion 1923. À la vérité tout nous porte à croire qu’il y aura autant de différence entre l’avion 1926 et l’avion 1923 qu’il y en a entre l’avion 1923 et l’avion 1918. Mais cette croyance, si légitime pour le spectateur et pour le philosophe, reste absolument théorique, et pratiquement nulle pour le constructeur de l’avion 1923. Celui-ci veut construire l’avion 1923, et non préparer l’avion 1926. L’avion 1923 se comporte pour lui comme un point d’arrêt au regard des modèles précédents. Il voit dans la suite de ces modèles une série unilinéaire qui conduit au type qu’il construit, et qui s’arrête là. Coupe arbitraire, mais nécessaire à son action. S’il voulait raffiner en philosophe, mêler indiscrètement sa philosophie d’homo sapiens à son métier d’homo faber, il dirait comme ce pacha turc dont j’ai déjà rappelé l’histoire (je recommence, car je vois là un bon apologue bergsonien) : « Vous autres