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Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume III – TII.djvu/124

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LE BERGSONISME

Spécifier ce que le sentiment religieux n’est pas fera un bon chemin pour en venir à spécifier ce qu’il est. La philosophie moderne nous vient ici en aide. Deux fois des philosophes ont essayé de construire une religion, avec Pythagore et avec Auguste Comte. Comme ils l’ont construite en philosophes, il est probable qu’ils se sont trompés ; mais étant philosophes ils n’ont pu se tromper que de façon instructive. Laissons de côté le pythagorisme qui ne nous apprendrait rien, étant trop mal connu. Arrêtons-nous à Comte, qui a prétendu fonder la religion de l’Humanité. Une des bonnes raisons pour lesquelles il n’a pas réussi est que celui qui dit religion de l’Humanité dit à peu près fer en bois.

Rien de plus curieux que l’expérience comtiste. Il fallait qu’elle fût faite, faite par un ingénieur logicien de l’École Polytechnique. Le fondateur du positivisme a créé une religion fort ingénieuse, fort propre à séduire l’intelligence (et même à toucher le cœur des gens intelligents). En outre Comte est loin de manquer de sentiment religieux : il en déborde, et du plus pur ; l’âme religieuse de ses dernières années est d’une qualité admirable. Ce qui manque à l’avare ce n’est pas l’amour ; c’est l’objet de l’amour, l’être vivant, qu’il remplace par l’être, concret ou abstrait, qu’est sa fortune : lisez le Ludovic d’Hello, et, sur le registre opposé, Silas Marner. Ce qui manque à la religion de Comte, ce n’est pas le sentiment religieux, c’est l’objet de ce sentiment, qu’il remplace par l’Humanité comme l’avare remplace l’objet de l’amour par l’argent.

Dirons-nous que l’objet vrai de ce sentiment est Dieu ? Oui, sans doute ; mais prenons garde. La religion de l’Humanité, où le sentiment religieux est profond et pur, nous semble une religion mort-née parce qu’elle est une religion sans Dieu. D’autre part il se trouve que la religion qui compte (en apparence du moins) le plus grand nombre d’adhérents sur la terre, le bouddhisme, est, dans son principe et dans la pensée de son fondateur, une religion sans Dieu. Nous retiendrons ce fait avec d’autant plus d’attention que la philosophie qui, par ses racines profondes, nous paraît présenter le plus d’analogie avec la philosophie de M. Bergson, celle de Schopenhauer, se donne pour une forme occidentale et rationelle du bouddhisme, auquel elle s’efforce subtilement d’annexer le christianisme, déviation, selon elle, du bouddhisme