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Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume III – TII.djvu/154

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LE BERGSONISME

le plan spontané de la philosophie, invinciblement poussée à se modeler sur la science et à hypostasier des réalités immuables.

Les valeurs morales sont des valeurs d’action. Les moments privilégiés qui forment le sommet de la vie morale, ces grandes crises où nous nous trouvons et nous créons nous-mêmes comme êtres libres, ils appartiennent à l’ordre de l’action et non à l’ordre de la contemplation. Il est vrai que l’intuition philosophique, elle non plus, n’est pas contemplation, pure, qu’elle implique un effort douloureux sur nous-mêmes, un acte de pensée contre la pente de la pensée. Mais outre cette contradiction apparente d’une pensée contre la pensée, elle implique cette autre, d’un acte contre la nature utilitaire de l’acte ; elle doit réagir contre toutes les pentes qui font de notre être un centre d’utilité, c’est-à-dire d’action. Au point où elle s’accorde avec l’être du monde, elle est gratuité pure, liberté mais liberté inopérante, liberté sans acte, où l’individu peut goûter peut-être un de ses moments les plus aigus, mais qui ne saurait guère s’édifier en un ordre, se consolider en une morale.

La philosophie vécue par le philosophe transcende l’humanité comme le fait la religion vécue par le mystique. Le mystique pur est regardé hostilement par les Églises comme le philosophe pur par les États. Un mystique ne fonde une religion que si son mysticisme est combiné avec un ciment politique. Le même ciment politique est nécessaire à la philosophie qui veut se formuler en une morale, surtout en une morale comme celle que pourrait comporter le bergsonisme, morale de l’action, de la tension, et non de la contemplation, laquelle appartiendrait plutôt à l’ordre de la passivité, de la détente.

Certes la philosophie bergsonienne, comme toute philosophie, a une portée morale en ce sens que, construite contre les illusions, elle nous fait dépasser l’illusion individualiste. Mais les philosophes et les moralistes ne dissipent l’illusion individualiste qu’en faisant la psychologie de cette illusion. Et la psychologie de cette illusion nous la montre analogue aux illusions sur lesquelles sont fondées les sociétés ou l’espèce humaines. Toutes consistent à prendre pour un arrêt ce qui est un mouvement, pour un état ce qui est un passage. Chaque individu se comporte comme si la vie s’arrêtait à lui. Pareillement « chaque espèce se comporte comme si le mouvement général de la vie s’arrêtait à elle au lieu de la traverser. Elle ne pense qu’à elle, elle ne vit que pour elle. De là les luttes sans nombre dont la nature est le théâtre. De là une désharmonie frappante et choquante, mais dont