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Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume III – TII.djvu/160

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LE BERGSONISME

Emma Bovary, c’est relever par conséquent du rire, du comique, de l’ironie. Une morale ne doit pas être théorique, mais pratique, souple, adaptée à la vie courante : vie courante, c’est-à-dire contraire de la vie arrêtée et formulée. Et la pratique véritable de la vie morale demande une invention, une adaptation continue, non une tension perpétuelle pour se soustraire à la matière et à l’automatisme, mais une attention à les juger, à les utiliser, à les tourner. La santé morale comme la santé physique c’est une souplesse, et rien n’est plus difficile, dans tous les ordres, que de conserver cette souplesse. Il est même certain que personne n’y réussit, mais si on ne tentait que ce qui peut réussir complètement, on ne ferait jamais rien. Et savoir se résigner à un manque de souplesse, c’est se défendre par une souplesse encore plus intérieure. Au symposion d’Oxford, qui remplaça après la guerre le congrès des philosophes, M. Bergson fit sur la pratique de la morale une lecture qui n’a pas été publiée et qui développait peut-être des vues de ce genre.

Il a d’ailleurs un jour abordé quelque peu ces matières d’ordre pratique. Ayant fait partie du jury de la Seine, il lui est arrivé d’exposer à un journaliste ses idées sur la réforme du jury. Pour certains critiques, plus soucieux de trouver dans les livres d’autrui ce qui leur permet à eux-mêmes une attitude avantageuse et une dialectique facile que ce qui y est réellement, le bergsonisme est une philosophie de l’instinct. Les jurés parisiens acquittent les crimes passionnels, c’est-à-dire d’ordre instinctif et pathétique. Donc les jurés sont bergsoniens, comme Riquet. Or précisément M. Bergson était frappé de voir les jurés, obéissant à des réactions instinctives, rendre des décisions souvent dangereuses, et il proposait le remède suivant : Que les jurés soient astreints à motiver leurs avis ! Le seul fait de mettre un sentiment par écrit oblige à y introduire du logique, de l’intellectuel, du social, à l’adapter, à le voir jouer sur un registre de bon sens et de pratique. Peut-être y aurait-il lieu de faire des réserves : l’écrit c’est la langue d’Ésope à la deuxième puissance, et il se prête merveilleusement au sophisme. Nous avons là plutôt une expérience de philosophe, ou de juré philosophe. Un philosophe ne sait que sa pensée est viable que lorsqu’il l’a mise par écrit, lorsqu’il l’a projetée sur l’écran du langage et du raisonnement. Il sait que l’intuition pas plus que l’intelligence n’a une valeur illimitée, que l’une ne doit pas être employée à la place de l’autre, et qu’un philosophe, même lorsqu’il passe auprès du public pour un adversaire de l’intelligence, ne