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Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume III – TII.djvu/162

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LE BERGSONISME

tantes. Les antagonismes ne s’usent pas nécessairement, les contradictions ne s’éliminent pas toujours, et les réussites par lesquelles les sociétés atteignent leurs paliers élevés sont toujours à la merci d’échecs qui les en précipitent, — ce qui est également vrai des sociétés particulières et de la civilisation dans son élan général. Un échec de la vie sociale humaine, dû à l’antagonisme des individus dans la société et des sociétés entre elles, est toujours possible. Nous devons nous en souvenir. Mais en fixant trop complaisamment nos yeux sur cette possibilité nous en augmentons les chances, nous diminuons en nous le ton vital de l’élan créateur. Le mot de Spinoza est plus vrai encore de la vie sociale que de la vie individuelle : la vie est une méditation de la vie et non de la mort.

L’intelligence, en roulant au bas de sa pente logique, en se laissant aller à son mécanisme spéculatif, deviendrait facilement cette méditation de la mort. Pour demeurer tendue sur le plan vital, il faut qu’elle se souvienne qu’elle est moins faite pour spéculer que pour agir. L’action, l’effort, c’est son être, et l’effort intellectuel nous met plus dans la vérité que ne le fait l’intelligence sans effort, c’est-à-dire l’intelligence sans souplesse. Certes tout effort à une tendance à devenir automatique, mais nous échappons à l’automatisme par la pluralité et le renouvellement de nos automatismes. « Le cerveau de l’homme a beau ressembler, en effet, à celui de l’animal : il a ceci de particulier qu’il fournit le moyen d’opposer à chaque habitude contractée une autre habitude et à tout automatisme un automatisme antagoniste[1]. » Mais Tarde n’avait pas tort de comparer société et cerveau. Cela même qui fait la supériorité du cerveau humain, c’est cela même qui fait la supériorité de la société humaine, avec ses antagonismes intra-sociaux et inter-sociaux. Un individu, un peuple, ce sont des systèmes d’automatisme, à partir d’un moment inévitable de leur existence. La société oppose dès lors un individu à un individu, un peuple à un peuple, comme le cerveau oppose un automatisme à un automatisme. La vie morale est pareillement un système d’automatismes successifs et balancés, de l’un à l’autre desquels passe un courant de liberté, un effort qui se confond avec l’élan vital.

Si l’automatisme qui commence est un effort contre l’automatisme qui finit, si l’intelligence est un effort contre la résistance de la matière, si l’intuition philosophique est un effort contre l’intelligence, peut-

  1. L’Énergie Spirituelle, p. 21.