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Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume III – TII.djvu/176

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LE BERGSONISME

fabriqués. C’est avec les outils fabriqués que commence l’humanité sur la terre. « En ce qui concerne l’intelligence humaine, dit M. Bergson, on n’a pas assez remarqué que l’invention mécanique a d’abord été sa démarche essentielle, qu’aujourd’hui encore notre vie sociale gravite autour de la fabrication et de l’utilisation d’instruments artificiels, que les inventions qui jalonnent la route du progrès en ont aussi tracé la direction. Nous avons de la peine à nous en apercevoir, parce que les modifications de l’humanité retardent d’ordinaire sur les transformations de son outillage… Dans des milliers d’années, quand le recul du passé n’en laissera plus apercevoir que les grandes lignes, nos guerres et nos révolutions compteront pour peu de chose, à supposer qu’on s’en souvienne encore ; mais de la machine à vapeur, avec les inventions qui lui font cortège, on parlera peut-être comme nous parlons du bronze ou de la pierre taillée, elle servira à définir un âge. Si nous pouvions nous dépouiller de tout orgueil, si, pour définir notre espèce, nous nous en tenions strictement à ce que l’histoire et la préhistoire nous représentent comme la caractéristique constante de l’homme et de l’intelligence, nous ne dirions peut-être pas Homo sapiens, mais Homo faber[1]. »

Mais de ce point de vue où l’homme peut se définir homo faber, la société se pensera aussi en fonction de l’outillage, ou tout au moins impliquera un outillage. Et c’est peut-être autour de ce fait élémentaire qu’a cristallisé l’originalité des sociétés humaines. La plupart de nos outils existent déjà en des espèces animales, et font corps, dans le monde de l’instinct, avec des organismes. Ces outils naturels, emmanchés à même l’instinct et la vie, ont sans doute à l’origine plus d’efficace et de sûreté que les nôtres. Mais l’outil humain a deux supériorités : d’abord il se transmet, non seulement d’un être à un autre, mais d’une génération à une autre ; ensuite celui qui le reçoit tout fait, n’ayant plus à le créer, peut appliquer à le perfectionner l’intelligence que son prédécesseur avait employée à le fabriquer. La fabrication des outils implique donc une tradition, au sens tout à fait originel et juridique du mot, tradition d’une main à une autre, qui devient peu à peu tradition au sens plein et humain. Et elle implique aussi un progrès, une transformation de l’outillage par les générations successives. Ainsi les deux forces qui en s’entrecroisant, en s’aidant, en se combatant, forment, comme une chaîne et une trame l’étoffe de la vie sociale,

  1. Évolution Créatrice, p. 151.