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Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume III – TII.djvu/202

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LE BERGSONISME

dence du soleil intelligible. Homère et Platon ne paraissent plus ici que deux vues sur une même Idée, la double cime d’un Parnasse humain. Pareillement, il n’est pas difficile, malgré l’opposition des deux doctrines sur le temps, de trouver les points de perspective d’où Platon bergsonise, d’où M. Bergson platonise.

Platon est, pour M. Bergson, le maître des intellectualistes. D’autre part M. Seillière, dans la vaste enquête qu’il a instituée sur les origines du romantisme, reproche à Platon d’avoir été le premier des « rousseauistes ». La vérité est que le Platon souple et divers des dialogues ne doit pas être confondu avec ce Platon d’école, issu d’Aristote, et auquel se réfèrent constamment les philosophes, comme si Platon avait posé les Idées avec autant de rigueur que Spinoza la substance, et en avait déduit toute sa philosophie. J’imagine qu’il aurait pu y avoir à l’intérieur de l’école de Platon cette seconde inscription, plus secrète : Que nul ne demeure ici, s’il n’est que géomètre ! Qui en effet échappe mieux à la géométrie nue, à l’intelligence pure, à la dialectique et aux Idées mêmes, que l’auteur du Sophiste, du Phèdre, du Banquet ? « En tant que nous sommes géomètres, dit M. Bergson, nous repoussons l’imprévisible. Nous pourrions l’accepter, assurément, en tant que nous sommes artistes, car l’art vit de création et implique une croyance latente à la spontanéité de la nature[1]. » Mais l’artiste de la philosophie, s’il y en a un, c’est bien Platon, et c’est bien comme artiste inspiré qu’il s’est évadé vers ce monde de l’imprévisible et du vivant. L’imprévisible et le vivant, voilà l’être même et le rythme intérieur du dialogue socratique, qui fait coïncider la philosophie non avec une possession, mais avec une recherche, non avec un être, mais avec un mouvement. Quelle forme d’exposition ressemble plus à de la création imprévisible ? et de cette création les conclusions du Phèdre et du Banquet ne retiennent-elles pas dans leur contenu tout ce qu’une dogmatique peut en retenir ? Spinoza, aurait raison s’il n’y avait pas de monades. Pareillement, n’y a-t-il pas au fond du platonisme un : Les amis des Idées auraient raison s’il n’y avait pas l’Amour ?

Il est entendu chez les historiens de la philosophie que Socrate et Platon sont les fondateurs de la philosophie du concept, — et il y aurait beaucoup à dire là-dessus. Le Platon de M. Bergson répond peut-être un peu trop à cette vieille définition zellérienne. Dans la belle page de l’Introduction à la Métaphysique où il proclame la supé-

  1. Évolution Créatrice, p. 49.