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Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume III – TII.djvu/210

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LE BERGSONISME

Dans la philosophie moderne à partir de Descartes, M. Bergson a vu aussi, en général, des pentes à remonter et des obstacles à tourner, des pièges plutôt que des aides pour la véritable pensée philosophique. Descartes lui paraît avoir fondé la métaphysique naturelle à la conception scientifique issue de Galilée, métaphysique qui a évolué ou qui a eu tendance à évoluer en scolastique, comme la métaphysique des anciens. Mais M. Bergson s’attache, chez les modernes plus que chez les anciens, à relever les lueurs d’intuition qui lui paraissent annoncer sa propre philosophie. Il note avec intérêt la place tenue dans la pensée vivante de Descartes par le sentiment de la liberté, y voit l’amorce d’une philosophie possible qui a été étouffée et recouverte par le mécanisme cartésien, et que, dans une certaine mesure, il a appartenu à Pascal de mettre en lumière. « Pascal, dit-il, a introduit en philosophie une certaine manière de penser qui n’est pas la pure raison, puisqu’elle corrige par l’esprit de finesse ce que le raisonnement a de géométrique, et qui n’est pas non plus la contemplation mystique, puisqu’elle aboutit à des résultats susceptibles d’être contrôlés et vérifiés par tout le monde. On trouverait, en rétablissant les anneaux intermédiaires de la chaîne, qu’à Pascal se rattachent les doctrines modernes qui font passer en première ligne la connaissance immédiate, l’intuition, la vie intérieure, comme à Descartes (malgré les velléités d’intuition qu’on rencontre dans le cartésianisme lui-même) se rattachent plus particulièrement les philosophies de la raison pure[1]. » Il est singulier qu’à ce propos M. Bergson ne nomme même pas Montaigne, anneau intermédiaire ou plutôt anneau de tête évident, dont les intuitions ont éveillé celles de Descartes et de Pascal, et à qui pourrait s’appliquer en partie ce passage de M. Bergson. Montaigne, avec son sentiment génial de la mobilité, le jaillissement de ses images motrices, sa position toujours en plein centre et en plein courant de la vie fraîche, m’a toujours paru le plus bergsonien des écrivains français.

Mais aucun philosophe, pas même Plotin, ne paraît avoir exercé sur M. Bergson plus de fascination que Spinoza. Ses auditeurs du Collège de France savent quels jours profonds il a ouverts sur le spi-

  1. La Philosophie française, p. 17.