Aller au contenu

Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume III – TII.djvu/216

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
202
LE BERGSONISME

L’effort pour dépasser Kant ne ruine pas Kant. Il consiste à distinguer ce tracé de la ligne, qui schématise le mouvement, et ce mouvement lui-même, qui est autre chose, — à chercher, par delà cette intuition kantienne, tendue vers l’extérieur, une intuition pure qui serait intérieure. Lorsque Kant montre plus haut[1] que le temps ne peut être perçu en lui-même, il est aux trois quarts d’accord avec M. Bergson, Le temps, pour celui-ci, ne peut être perçu que très difficilement en lui-même, l’intelligence humaine n’est pas faite pour cela, elle est faite pour le percevoir sous les espèces du schématisme qu’indique fort bien la Critique. Mais difficulté, pour M. Bergson, n’est pas impossibilité. L’effort de la philosophie, de l’intuition pure, consiste à nous donner cette perception immédiate et authentique du temps qui nous fait peut-être coïncider, par delà nos catégories, avec un absolu.

Le temps, pour Kant, n’est pas une catégorie de l’entendement, c’est une forme a priori de la sensibilité. Or une forme s’explique par un mouvement. C’est du mouvement de la terre que Newton déduit sa forme de géoïde, aplati aux pôles et renflé à l’équateur. Ainsi M. Bergson explique les formes a priori de la sensibilité par un mouvement. L’intuition nous fait éprouver un élan qui est durée, — et qui, pour vivre et pour agir, spatialise, se spatialise, en des formes ou nous pouvons arriver à reconnaître la trace de son dynamisme originel. Ce que M. Bergson ajoute à la théorie kantienne des formes, c’est leur analyse génétique. Le temps, selon Kant, est la forme de notre intuition interne. Soit, dit M. Bergson. Mais je distingue précisément un temps-forme et un temps-intuition, le premier par lequel notre intuition opère, le second par lequel notre intuition est. M. Bergson se porte vers un centre qui vit par delà le formalisme kantien, comme Leibnitz se portait vers un centre qui vivait par delà le géométrisme spinoziste. C’est bien d’ailleurs de ce point de vue central que les wolfiens, sous l’influence aussi de Berkeley, attaquaient la doctrine kantienne du temps, et la réponse que leur adresse Kant dans la Critique de la Raison pure[2] n’est pas très probante.

Kant insiste à plusieurs reprises sur cette idée que nous ne pouvons nous représenter le temps que sous forme d’espace[3], et il voit là une des raisons qui condamnent la philosophie spéculative à demeurer dans le monde du phénomène et de la relation. Nous ne pouvons pas

  1. P. 204-205.
  2. Id., I, 77.
  3. Id., I, P. 154.